Anne Applebaum : « La démocratie illibérale, ça n’existe pas »
L’historienne américaine raconte dans son dernier essai comment et pourquoi la droite occidentale a dérivé vers le nationalisme autoritaire. Un récit politique et personnel passionnant.
Le 31 décembre 1999, Anne Applebaum fête le passage au nouveau millénaire avec une brochette d’amis – écrivains, responsables politiques, universitaires, collègues de la meilleure presse… Elle est historienne et journaliste de renom – ses travaux sur l’ex-URSS lui vaudront le prix Pulitzer en 2004. A l’époque, son mari occupe en Pologne le poste de vice-ministre des Affaires étrangères. Bref, tout ce petit monde incarne l’élite cosmopolite d’un Occident qui n’a pas encore perdu de sa superbe sous le coup de la crise financière et des outrances de la mondialisation. Quelque vingt ans plus tard, une part non négligeable des convives de cette Saint-Sylvestre chic a viré du centre droit au nationalisme autoritaire. Pourquoi ? « Par déception. » Déception face à la modernité, à ce qu’est devenue leur nation… C’est cette histoire qu’Anne Applebaum raconte dans Démocraties en déclin (Grasset), une subtile analyse politique doublée d’un témoignage personnel passionnant de la montée en puissance du nationalisme autoritaire dans l’Europe d’aujourd’hui.
Quelles sont, selon vous, les raisons expliquant l’essor de l’autoritarisme à droite cette dernière décennie ?
Anne Applebaum Les néoautoritaires sont en train de gagner ce qui était le centre droit avec un message explicitement antipluraliste. Dans la plupart des pays démocratiques occidentaux, le centre droit, qu’il s’agisse des démocrates-chrétiens, des républicains ou des conservateurs, était autrefois attaché aux valeurs démocratiques et croyait aux systèmes politiques de l’Occident. Mais aujourd’hui, aux Etats-Unis, et dans de nombreux pays européens également, les partis politiques nationalistes remportent le pouvoir en affirmant qu’ils sont les seuls à être les « vrais » membres de la nation, et donc les seuls à mériter de gouverner ; leurs adversaires sont des « traîtres », des « communistes » ou des « élites ».
Lorsqu’ils gagnent, ils détruisent délibérément les institutions communes – les médias, les tribunaux, la bureaucratie. Leurs tactiques sont plus bolcheviques que burkéennes [NDLR : d’Edmund Burke, père du conservatisme moderne] : ce ne sont pas des conservateurs qui veulent réellement conserver quoi que ce soit, ce sont des partisans de la destruction.
Mais il existe également un autoritarisme « progressiste », incarné par la gauche woke…
Ce n’est pas tout à fait la même chose. Il y a un côté illibéral dans la gauche académique, la volonté de faire taire les gens et d’imposer un carcan idéologique aux professeurs, aux intellectuels ou aux journalistes. Toutefois, elle ne détient pas, jusqu’à présent, le pouvoir étatique ou gouvernemental. Ses projets politiques – le corbynisme au Royaume-Uni, par exemple – ont pour la plupart échoué.
Une fois au pouvoir, comment les nationalistes autoritaires que vous décrivez s’y prennent-ils pour saper les fondements de la démocratie ?
Il existe désormais un mode d’emploi, une sorte de scénario préécrit pour ce type de politique. D’abord, vous utilisez la théorie du complot en vue de saper la confiance générale dans le système et la parole politique. Ensuite, une fois élu, vous attaquez systématiquement les tribunaux, en trouvant le moyen de les remplir de « juges » à votre main qui vous protégeront des accusations de corruption et vous permettront de modifier la Constitution ; vous renvoyez les bureaucrates politiquement neutres, choisis pour leur compétence, et les remplacez par des fidèles du parti ; vous créez des hommes d’affaires « amis » en leur offrant des subventions publiques et des contrats spéciaux ; vous transformez les médias d’Etat en propagandistes acharnés du parti, et vous vous mettez à menacer les annonceurs qui soutiennent les médias indépendants dans l’intention d’acculer ces derniers à la faillite. Finalement, vous utilisez vos sympathiques hommes d’affaires pour racheter ces entreprises, afin qu’elles deviennent, elles aussi, des courroies médiatiques du parti.
C’est le mode d’emploi utilisé par Chavez, Poutine, Erdogan, Orban et maintenant Kaczynski [NDLR : président du parti polonais Droit et Justice]. Trump a essayé certaines de ces méthodes, mais il s’est montré trop inefficace et incompétent ; de plus, l’Amérique est un grand pays, et une fédération complexe, il n’est pas si facile de s’y emparer totalement de l’Etat. Je suis sûre que si l’extrême droite italienne ou française parvient un jour au pouvoir, elle essaiera de faire de même.
En vous lisant, on comprend qu’il ne s’agit pas d’une lutte idéologique entre partis de couleurs différentes, mais de la mise en place d’un Etat illibéral au sens de Lénine : on actionne une mécanique précise qui va permettre de conserver le pouvoir. Le cynisme et l’opportunisme remplacent les convictions.
Oui, l’idée est de créer un Etat à parti unique, où seules les personnes fidèles au parti au pouvoir (ou prétendant l’être) sont autorisées à diriger des institutions, voire des entreprises. Sous Lénine, les fonctions n’allaient pas aux plus doués, mais aux plus fidèles. A l’inverse d’une oligarchie classique, ce système permet à ceux qui se conforment le mieux aux règles du parti de grimper les échelons. La concurrence politique, économique et culturelle est éliminée.
Vous citez à plusieurs reprises le philosophe français Julien Benda, qui sut très bien détecter dans les années 1920 la montée aux extrêmes des intellectuels de son temps. Comment expliquez-vous la conversion d’une bonne
partie de l’élite conservatrice et libérale, dont plusieurs de vos amis, à cette sensibilité antidémocratique ?
La raison en est surtout la déception. Les personnes que je mentionne sont déçues, de la manière dont leurs nations se sont développées, de la culture moderne, ou de leur propre carrière – parfois des trois à la fois. La déception radicale – le sentiment que les choses vont si mal que la nation va mourir ou disparaître – est toujours le début de l’extrémisme. Le fait même que l’on parle de « démocratie illibérale » prouve-t-il que cette « nouvelle droite » a atteint son but,
semer le trouble en jetant le doute sur la valeur des institutions et des idéaux démocratiques ?
La démocratie illibérale n’existe pas, c’est une expression qui a été créée pour expliquer le phénomène de la démocratie défaillante. Les seules véritables démocraties sont celles qui reposent sur des institutions libérales partagées et respectées par l’ensemble de la société. Il existe des dictatures qui possèdent des institutions démocratiques – la Russie et l’Iran organisent des élections, par exemple –, mais tout cela fait partie de l’apparat autoritaire, de la prétention à la légitimité. Par ailleurs, je ne suis pas sûre que les doutes sur la démocratie proviennent de cette nouvelle droite nationaliste et autoritaire. Je pense plutôt qu’elle en est le produit. La perplexité est plus profonde, elle trouve sa source dans la nature de notre système d’information contemporain, dans les changements économiques et culturels, dans la montée en puissance de la Russie, de la Chine et d’autres systèmes autoritaires qui cherchent ouvertement à saper ou à dépasser les démocraties libérales.
La nation est au coeur du discours tactique de ces néoautoritaires. La loi doit être changée pour défendre la nation ; on lui trouve des ennemis – les migrants, l’Union européenne, George Soros en Hongrie… Pourquoi cette rhétorique a-t-elle tant de succès ?
Nous vivons un moment où les gens se sentent en profonde insécurité. Beaucoup sont nostalgiques d’une époque où la technologie avançait moins vite, où l’avenir semblait moins incertain, où il y avait moins de changements démographiques et culturels, et s’imaginent que le nationalisme les y ramènera. Il n’en est rien, bien sûr. Cette forme de désespoir culturel, que l’on retrouvait par exemple chez feu Roger Scruton [NDLR : philosophe anglais conservateur], le Brexit en est l’une des traductions les plus parlantes.
A la fin de votre livre, vous revenez longuement sur l’affaire Dreyfus. En quoi vous semble-t-elle exemplaire ?
Je pense que si l’affaire Dreyfus a créé une telle déchirure dans la société française, c’est parce qu’elle a opposé deux types de nationalisme/patriotisme. D’une part, une vision mystique de la nation et de son armée comme des entités qui ne peuvent jamais faire de mal et qu’il faut soutenir à tout prix ; d’autre part, une vision patriotique de la nation comme un ensemble d’institutions garantissant l’Etat de droit. Le débat entre ces deux visions se poursuit encore aujourd’hui.
Comment répondre à cette poussée autoritaire ? En soulignant la force de nos valeurs, à l’image d’un Joe Biden appelant les démocraties à bâtir un front commun de résistance ?
Je crois qu’il est important de sortir des guerres culturelles pour revenir à des questions pragmatiques. L’Histoire le prouve : si nous mettons tous la démocratie au centre de notre politique étrangère et de nos alliances, cette approche nous sera bénéfique. Il faut aussi travailler sur des projets communs. Nous pourrions par exemple réformer notre Internet, qui est actuellement dominé par quelques entreprises oligarchiques dont la protection de la démocratie est la dernière des préoccupations. Ou nous atteler à éliminer la corruption et le blanchiment d’argent qui affluent depuis les pays autoritaires. Les solutions différeront bien sûr d’un Etat à un autre. Dans certains endroits, en Autriche et en Allemagne, les partis verts ont réussi à offrir une alternative, qui exerce un attrait profond sur les jeunes, et qui n’est ni populiste ni autoritaire.
« Beaucoup de gens sont nostalgiques d’une époque où la technologie avançait moins vite, où l’avenir semblait moins incertain.Le Brexit est l’une des traductions les plus parlantes de ce désespoir culturel »