La responsabilité sociétale des entreprises, le nouveau graal
Facteur de résilience, elle s’affirme comme un levier d’attractivité auprès de salariés en quête de sens.
Télétravail, management horizontal, innovation contractuelle… La crise du Covid-19 a en partie bousculé les modèles économiques et le rapport au travail, puis transformé dans l’urgence la manière de conduire les affaires. « L’expérience de vulnérabilité inédite que nous avons vécue aux niveaux individuel et collectif nous a plongés dans une exigence du care », estime Hélène Valade, présidente de l’Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises (Orse) et directrice développement environnement chez LVMH. Les équipes RSE ont été renforcées et rapprochées des instances dirigeantes. Les entreprises ont résisté, se sont adaptées, ce qui a permis de tester la validité de nombreux sujets pensés conceptuellement avant la crise. Chez LVMH, par exemple, les lignes de production de parfum ont fabriqué du gel hydroalcoolique au service de l’intérêt général. Air liquide a coordonné un groupe de travail avec PSA, Schneider Electric et Valeo pour livrer 10 000 respirateurs en cinquante jours… »
Selon une enquête de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines réalisée en septembre dernier auprès de 5 000 entreprises, 53 % des DRH prévoient de renforcer les actions RSE en 2021, contre 27 % en 2020. Le chiffre parle de lui-même. « Au sein de l’Orse, nous voyons bien que certains métiers souffrent, mais c’est grâce à la prise en compte des enjeux éco-environnementaux qu’ils vont survivre, veut croire Hélène Valade. D’ailleurs, nous répertorions les travaux de nos membres – qui n’ont pas été mis de côté durant la crise – sur la “raison d’être” qui incarne la démarche, la rend tangible. »
Définir sa « raison d’être », comme l’encourage la loi Pacte, promulguée au printemps 2019, constitue une manière d’inscrire une démarche responsable dans les statuts de l’entreprise. Chez GRTgaz, par exemple, qui a transporté 641 TWh de gaz en 2020, soit plus de 130 millions de tonnes de CO2 une fois l’énergie consommée, la réflexion sur cette notion a mobilisé les parties prenantes durant deux ans. Elle s’est articulée autour d’une problématique
« Cette démarche a déterminé notre volonté d’accélérer la transition écologique »
majeure : comment reconnecter un objet social de l’entreprise, très technique, à un enjeu environnemental de long terme, comme la neutralité carbone ? « Ce travail de longue haleine a nourri notre démarche et l’a placée au coeur de notre stratégie d’entreprise, explique Christophe Delfeld, directeur RSE et parties prenantes de GRTgaz. Elle a déterminé notre volonté d’accélérer la transition écologique en développant les gaz renouvelables et l’hydrogène. Mais aussi d’accompagner nos clients désireux de décarboner leurs activités. Nous visons une baisse de 20 % d’émissions de CO2 pour les quatre ans à venir. Certes, c’est ambitieux, mais nous avons déjà divisé par 3 nos émissions de méthane entre 2016 et 2020. L’entreprise à mission est une source d’inspiration pour notre fonctionnement, et, je l’espère, notre prochaine étape. La marche sera d’autant moins haute à franchir que notre “raison d’être” est maintenant élaborée ! »
L’entreprise à mission implique, en effet, une tâche de reporting et d’évaluation des actions, effectuée par un organisme tiers indépendant et rendue publique. Les engagements qui sont pris deviennent ainsi opposables à l’ensemble
des parties prenantes. En octobre 2019, Léa Nature est ainsi devenue la première entreprise de taille intermédiaire à avoir déclaré sa qualité de société à mission environnementale. « Quand la loi Pacte a été promulguée, ce fut une reconnaissance que de pouvoir inscrire une mission d’intérêt général dans nos statuts, se souvient Mireille Lizot, sa directrice des engagements et de la communication institutionnelle. Un sentiment que partage Sonia Bonnet, responsable recrutement de l’entreprise : « Cela officialisait l’existant. » Pour autant, ce changement de statut n’a pas intrinsèquement modifié le regard porté sur la compagnie fondée par Charles Kloboukoff, qui fabrique des produits bio et naturels depuis 1993. « En revanche, le contexte sanitaire a dopé la motivation à rejoindre une entreprise comme la nôtre, remarque Sonia Bonnet. En témoignent les 22 000 CV que nous avons reçus en 2020, pour 150 recrutements, contre 13 000 en 2016. »
Chez Léa Nature, nul besoin, donc, d’arguer pour embaucher. « Les nombreux labels que nous affichons sont mis en avant par les candidats dans leur quête de sens, et pas seulement par de jeunes diplômés. Notre dynamique de recrutement est forte, avec de 40 à 70 créations de postes selon les années, sans compter les remplacements, les CDD et la mobilité interne. » Entrée en septembre 2020 chez Léa Nature comme cheffe de produits senior alimentaire, Claire Robiteau, 32 ans, a occupé pendant neuf ans différents postes chez un des leaders mondiaux de l’agroalimentaire. « Mes aspirations ont évolué entre-temps. J’ai eu une petite fille en février 2020 et j’ai profité de mon congé maternité pour me poser les bonnes questions. Le bilan a été clair sur le type d’entreprise que je voulais cibler, et mon cahier des charges était exigeant. Je voulais travailler pour une structure française et indépendante, qui serve une économie locale, qui soit engagée et sensible aux enjeux environnementaux. Le bio, c’était la cerise sur le gâteau ! »
Depuis la crise sanitaire, on note d’ailleurs une augmentation des adhésions de jeunes entreprises au collectif 1 % for the Planet, un impôt vert que Léa Nature a décidé de payer dès 2007 et qui consiste à reverser 1 % de son chiffre d’affaires à des projets associatifs de protection de
l’environnement. « Nous avons versé par ce biais 13,5 millions d’euros, se félicite Mireille Lizot, alors qu’on ne peut en défiscaliser que la moitié. » Critiquée pour son manque d’ambition en matière de fiscalité environnementale, la France est pourtant le deuxième pays au monde à soutenir ce mouvement philanthropique, avec quelque 880 sociétés adhérentes, dont 91 % de TPE.
« La génération climat qui arrive sur le marché a, à l’égard du monde du travail, des attentes fortes, très différentes de celles de ses aînés, confirme Hélène Valade, notamment sur la réduction des gaz à effet de serre ou sur la question de la diversité… Si l’entreprise veut exister dans vingt ans, elle doit être à l’écoute de ses collaborateurs comme de ses clients. Un vrai changement est à l’oeuvre, et c’est le côté révolutionnaire de la loi Pacte. La “raison d’être” catalyse les enjeux définis dans une politique RSE, l’articule à de vrais objectifs, à des engagements, en accordant une plus grande place à ses parties prenantes pour coconstruire. »
Publié en 2018 et signé par plus de 32 000 jeunes, le Manifeste étudiant pour un réveil écologique incarne la détermination de cette génération à changer un système auquel elle ne croit plus. Un collectif du même nom est né, qui aide les jeunes diplômés à choisir un employeur engagé dans la transition écologique. Léa Faucheux, 20 ans, membre du pôle finance au sein du collectif, a signé le manifeste dès son entrée en master à l’ESCP Business School. « J’ai commencé à promouvoir le développement durable au sein de mon école de commerce en devenant présidente du Noise, le Nouvel observatoire des innovations sociales et environnementales, avant de rejoindre le collectif Pour un réveil écologique à l’issue de mon mandat, en janvier dernier. »
En apprenant à débusquer le greenwashing dans les rapports RSE, ces étudiants militants ont ouvert un espace de dialogue inédit entre jeunes diplômés et dirigeants, qu’ils n’hésitent pas à questionner sur leurs pratiques. Et se méfient de la « tech for good », une technologie censée servir le bien commun : « Au service de la transition écologique, oui, mais pas pour nous permettre de polluer plus », alerte Léa Faucheux, qui compare les données relatives aux données absolues des entreprises, épluche leurs modes de gouvernance et traque la « compliance ». « Nous pointons à la fois les efforts réalisés et l’insuffisance des engagements, soulignet-elle, et publions des rapports à partir d’analyses sectorielles : le luxe, la grande distribution, l’automobile… et, bientôt, la finance. »
« Remplir leur questionnaire est un exercice exigeant, confie Philippe Kunter, directeur développement durable et RSE chez Bpifrance, qui a invité le collectif en avril à la première édition de Jour E, le rassemblement des entrepreneurs engagés en faveur de la transition écologique et énergétique. Cette implication soulève la question de la passerelle entre les pratiques de chaque société et les méthodes de recrutement. Il devient fondamental que les actions de l’entreprise soient sincères et authentiques. Une rupture de valeurs entre l’image projetée à l’extérieur et ce qui est fait en interne conduit au désengagement. »
Chez certains jeunes, la défiance est telle qu’ils taisent leur diplôme et passent par de courtes missions en intérim afin de mesurer « les incohérences entre le discours et les faits », comme l’a fait cette ingénieure agronome, option agroalimentaire, de la fédération Ingénieur.e.s engagé.e.s, qui a tenu à conserver l’anonymat. Un an après la fin de ses études, elle expérimente une année de wwoofing* pour explorer la possibilité de vivre de la terre, une option qu’elle n’écarte pas, quitte à vivre de peu.
Pour Léa Faucheux, qui souhaite travailler dans la finance durable, « pas question de s’investir dans une banque qui soutient les énergies fossiles, même si ça limite les opportunités ». Plus qualifiée qu’un quadra sur la responsabilité des entreprises, en raison de ses engagements associatifs, elle intégrera en juin un fonds d’investissement labellisé 100 % ISR (investissement socialement responsable). Avec pour mantra : « Fait-on mieux ou… moins mauvais ? »