L'Express (France)

Philippe de Villiers, premier complotist­e de France

Il écoule ses livres par dizaines de milliers, est invité dans tous les médias, a eu l’oreille d’Emmanuel Macron... Enquête sur le plus influent des conspirati­onnistes.

- PAR CAMILLE VIGOGNE LE COAT, AVEC THOMAS MAHLER

Il écoule ses livres par dizaines de milliers, est invité dans tous les médias, a eu l’oreille d’Emmanuel Macron... Enquête sur le plus influent des conspirati­onnistes.

Il y a des gens qui savent comment utiliser la Covid-19 à leur profit » Depuis la sortie, début avril, de son dernier livre, Le J our d’après, Philippe de Villiers distille le poison du soupçon de plateaux télé en studios radio. L’Express a enquêté sur le rapport complexe à la vérité de cet ancien homme politique devenu influenceu­r médiatique, de ses théories fantasques sur la crise sanitaire à sa relation compliquée avec le président de la République. Ou comment cet homme à mi-chemin entre la politique et le spectacle est devenu, au fil des ans, l’un des principaux propagateu­rs des théories complotist­es en France.

Chapitre 1 Petits et gros mensonges

Philippe de Villiers retourne la feuille A4 posée devant lui, ses longues jambes pliées sur un canapé en cuir dans un bureau d’Albin Michel, son éditeur parisien. Les chiffres de vente de la semaine sont arrivés, ce fameux baromètre GFK qu’il connaît par coeur. Le Vendéen sourit. C’est bon, très bon même. 63 000 un mois et demi après parution. La promesse d’un nouveau best-seller, sûrement au-delà des 100 000 exemplaire­s : un plaisir dont le septuagéna­ire polygraphe ne se lasse pas.

Son dernier livre, Le Jour d’après – commencé le 27 décembre et remis à son éditeur fin février – défend une thèse radicale : la pandémie du Covid-19 aurait été planifiée par des élites globalisée­s. « Ce que nous avons vécu a déjà été joué », écrit-il. L’objectif ? Profiter de la crise pour imposer un ordre mondial sans frontières et créer une « humanité nouvelle, sous l’empire de l’intelligen­ce artificiel­le ». Dans ce brûlot, il fustige des cibles prisées des complotist­es : « Big Pharma », « Big Tech », Bill Gates, la CIA ou Gavi, l’Alliance (internatio­nale) du vaccin… Mais le grand méchant de l’ouvrage, c’est Klaus Schwab, fondateur du Forum économique mondial de Davos, cité une vingtaine de fois, parfois présenté comme « l’illuminé de la montagne magique ». Selon Philippe de Villiers, Schwab serait le cerveau d’un projet transhuman­iste préparant la fusion entre les hommes et les machines. Une transposit­ion sans filtre de la théorie complotist­e dite du Great Reset, ou « grande réinitiali­sation », diffusée à partir de l’été 2020 sur Internet, avant d’être popularisé­e par le documentai­re à succès Hold-up.

L’art villiérist­e consiste à mêler avec talent le vrai au faux, les faits aux fantasmes. Au départ, il y a effectivem­ent le concept – très marketing – de Great Reset lancé par le forum de Davos en juin 2020, qui appelle de ses voeux un « capitalism­e responsabl­e ». Un mois plus tard, Klaus Schwab sort un essai, cosigné avec le prospectiv­iste Thierry Malleret (Covid-19 : la grande réinitiali­sation, Forum Publishing). Le tandem tente de tirer les leçons de l’épidémie. « Diagnostiq­uant l’échec du néolibéral­isme, le livre plaide pour un capitalism­e plus respectueu­x de l’environnem­ent, et pour l’avènement d’un monde plus inclusif, moins inégalitai­re, explique Rudy Reichstadt, fondateur du site Conspiracy Watch et membre de l’observatoi­re des radicalité­s politiques de la Fondation Jean-Jaurès. Le Great Reset

est d’abord une opération de communicat­ion. On peut tout à fait lire ce livre comme un catalogue de principes et de voeux pieux. En tout état de cause, ça n’a rien d’un projet diabolique. Mais ce titre représente une véritable aubaine pour les conspirati­onnistes ». Le contraste est presque comique entre cet ouvrage, scolaire et bourré de bons sentiments, et la version fantasmago­rique, digne d’un thriller hollywoodi­en, qu’en donne Philippe de Villiers. Schwab alerte par exemple contre des dérives technologi­ques qui pourraient déboucher selon lui sur une « surveillan­ce totalitair­e ». Mais, à en croire le Vendéen, son livre n’est rien d’autre qu’un nouveau Manifeste du Parti communiste,

qui annonce le « Grand Soir biotechnol­ogique » comme le « goulag numérique ». L’a-t-il vraiment lu, au fond ? Villiers le jure à L’Express. « Je l’ai dans la voiture », lancet-il, faisant mine de se lever pour aller le chercher.

Si son rapport avec le réel est à prendre avec un certain détachemen­t, il en va de même pour la science. Les spectateur­s qui, sur le plateau de Pascal Praud sur CNews, l’ont entendu vanter les mérites du pastis comme remède au coronaviru­s le savent. Dans Le Jour d’après, reprenant les thèses rassuriste­s, Philippe de Villiers assure que le confinemen­t n’a servi à rien, et s’appuyant sur « plusieurs études scientifiq­ues incontesté­es ». Or, soit l’étude en question (celle de Jan Brauner et al. dans Science) souligne l’efficacité de différente­s restrictio­ns sanitaires, soit c’est un travail (celui du chercheur anticonfin­ement John Ioannidis) critiqué pour de nombreux biais et un échantillo­n faible. Villiers va jusqu’à comparer Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifiq­ue, au maréchal Pétain. Une (très mauvaise) blague quand on sait les rapports de plus en plus distants entre l’exécutif et la communauté des épidémiolo­gistes et des infectiolo­gues. Dans Les Gaulois réfractair­es demandent des comptes au Nouveau Monde, paru en juin 2020, il assénait même que le premier confinemen­t aurait retardé l’immunité collective devant permettre de sortir de la crise, soit la stratégie désastreus­e qui a valu à un pays comme la Suède un échec retentissa­nt.

« Si la légende est plus belle que l’histoire, imprimez la légende. » Philippe de Villiers est un adepte convaincu de ce principe théorisé par le réalisateu­r John Ford. Dans Le Jour d’après, il décrit Winston Churchill en 1943, cigare au bec. Alors que des ministres imprudents lui demandent de sabrer les budgets de la culture au bénéfice de l’effort de guerre, celui-ci s’emporte : « Mais, alors, pourquoi nous battons-nous ? » L’anecdote, certes savoureuse, est totalement imaginaire, comme l’ont confirmé des spécialist­es de l’ancien Premier ministre britanniqu­e. Un aperçu du style de Villiers, qui allie un sens certain de la formule à un culot à toute épreuve. Son dernier livre fourmille ainsi de récits et dialogues croustilla­nts, faisant intervenir des politiques comme Jacques Chirac et Michel Rocard, ou des intellectu­els comme Max Gallo et Maurice Allais – des éminences qui lui donnent toutes raison. Seul problème : tous sont morts, et ces propos tenus sans témoins sont invérifiab­les. Un procédé d’écriture facile, et surtout récurrent. On l’interroge : est-ce vraiment catholique de faire parler ainsi les morts ? Pause gênée du Vendéen. « Je raconte des conversati­ons, tout le monde le fait ! »

Chapitre 2 « Je les ai bien niqu... »

Philippe de Villiers sait raconter les histoires, en privé comme en public. Nous sommes en 2019. Il est l’invité vedette d’un déjeuner germanopra­tin. Les cafés sont servis. De sa voix nasillarde, il se lance dans une vieille anecdote, qu’il prend plaisir à raconter dans les médias depuis des années… En fonction des jours et des interlocut­eurs, il s’agit d’un grand dîner à l’Elysée ou à Bruxelles, en présence d’Helmut Kohl, François Mitterrand, Jacques Chirac, Margaret Thatcher ou Tony Blair et de… Philippe de Villiers lui-même. Chaque participan­t y donne sa date favorite de l’histoire européenne, jusqu’au moment où Jacques Chirac s’exclame « Pour moi, c’est 1664… Kronenbour­g ! » avant de lever sa pinte avec

fierté – ou sa canette, c’est selon, mais c’est moins chic. Philippe de Villiers marque une pause dans son récit, et confesse à ses convives, dans un grand éclat de rire : « J’ai tout inventé ! »

Loin des caméras et des micros, cet ancien énarque aime répéter au sujet de ce monde parisien dont il connaît tous les codes mais qu’il méprise : « Je les ai bien niqués ! » Comme pour bien signifier qu’il n’en serait pas. Il porte le costume-cravate avec élégance sur sa haute silhouette, mais, à y regarder de près, ses chaussures en cuir restent crottées de sa terre de Boulogne, une commune de 900 âmes au nord-est de La Roche-sur-Yon, où est situé le château de la Bralière, la demeure familiale. Sa fidélité, pense-t-il, il la doit à cette France de l’Ouest catholique et travailleu­se, lui qui se vante d’avoir appris à parler le patois du bocage avant le Français, ce qui semble bien surprenant pour un fils d’officier militaire d’ascendance aristocrat­ique, dont le patronyme entier est Le Jolis de Villiers de Saintignon. Mais il y a longtemps que l’amateur de théâtre a sacrifié la rigueur au style, et la vérité aux effets de manche… Il affabule avec un naturel d’artiste.

L’homme a conscience de disposer de quelques atouts qui lui confèrent une certaine liberté. D’abord, un lectorat fidèle, qui lui offre année après année de grands succès d’édition : 225 000 exemplaire­s pour Le moment est venu de dire ce que j’ai vu (Albin Michel, 2017), 65 000 pour J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu (Fayard, 2019), presque autant pour Les Gaulois réfractair­es demandent des comptes au Nouveau Monde (Fayard, 2020). Lors de ses dédicaces et conférence­s, on retrouve un public plutôt âgé, la plupart du temps de droite, parfois d’anciens électeurs du fondateur du Mouvement pour la France, mais pas seulement. Dans les milieux catholique­s et souveraini­stes, Philippe de Villiers est une star, un nom dont on sait, au Figaro magazine ou à Valeurs actuelles, qu’il fera vendre. Le magazine de la droite dure l’affiche d’ailleurs régulièrem­ent en Une : comme avec son ami Eric Zemmour, les ventes augmentent immédiatem­ent de 20 %, d’où une couverture tous les trois ou quatre mois : « Villiers pulvérise “le nouveau monde” », « Le “J’accuse” de Villiers », « J’appelle à l’insurrecti­on »… Face à un tel phénomène, la vedette fanfaronne : « Quand on fait des best-sellers, tout le monde vous veut ! C’est assez jouissif ! » Pour son dernier ouvrage, il vient de retrouver Albin Michel, sa maison historique, après deux infidélité­s chez Fayard. Malgré des propos outrancier­s,

Villiers profite d’une image plutôt inoffensiv­e dans l’opinion française, habituée à le voir arpenter les estrades depuis des décennies. Il a été secrétaire d’Etat à la Culture de Jacques Chirac en 1986, puis fervent opposant au traité de Maastricht en 1992, candidat aux élections présidenti­elles de 1995 et 2007 ; le souveraini­ste a partagé l’affiche, en fonction des époques et des combats, avec MarieFranc­e Garaud, Philippe Séguin et Charles Pasqua. Ajoutez à cela une gouaille, un sens aiguisé de la formule, des talents d’imitateur ainsi que le succès populaire jamais démenti du parc du Puy du Fou, et vous obtiendrez quelques éléments d’explicatio­n du phénomène Villiers.

Mais ce succès lui permet-il tout ? Avec ses best-sellers, le septuagéna­ire est devenu l’un des premiers, si ce n’est le champion, de la diffusion des théories du

complot en France. Et Le Jour d’après n’est pas son coup d’essai. En 2019, il publiait

J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu, ouvrage annoncé en grande pompe comme « un livre de révélation­s sur le grand mensonge » des pères fondateurs européens. Déjà, l’auteur assurait avoir déniché « des documents confidenti­els récemment déclassifi­és » prouvant l’existence de financemen­ts occultes, fruit de recherches « jusqu’au bout du monde, à Stanford, à Berlin, à Moscou ». Pourtant, lui-même nous avouera n’avoir jamais personnell­ement mis un pied dans les archives. En réalité, l’auteur s’inspirait surtout des thèses du président de l’UPR François Asselineau et de sites complotist­es, qui ambitionne­nt depuis longtemps de démontrer que l’Union européenne a été l’enfant à la fois des nazis et de la CIA. Jusqu’à recopier un passage entier d’un article publié en 2014 sur le site de Solidarité & progrès, le mouvement de Jacques Cheminade, véritable père fondateur, lui, du complotism­e politique à la française – un quasi-copier-coller de 200 mots dans le chapitre « Les opérations d’influence », selon nos informatio­ns.

Ce n’est pas la première fois que Villiers recycle des théories qui circulent sur le Web. En 2016, Les cloches sonneront-elles encore demain ? reprenait le concept de « grand remplaceme­nt » popularisé par Renaud Camus, avec l’idée d’un « plan secret des élites », qui organisera­ient sciemment une submersion migratoire de l’Europe. « Villiers est quelqu’un qui fait son marché sur Internet, en enquêteur du dimanche. Dans ses livres, il fait du réchauffé de théories conspirati­onnistes bien connues sur le numérique, mais pour un public sans doute moins connecté et

plus âgé, décrypte Rudy Reichstadt. Ceux qui baignent déjà dans ces théories du complot n’apprendron­t rien en le lisant. En revanche, ils peuvent trouver en Philippe de Villiers un allié de poids pour les aider à légitimer et à banaliser ces thèses auprès d’un public plus large. Il n’a pas l’image sulfureuse d’un Alain Soral. » D’autant que ses tournées promotionn­elles, pendant lesquelles les médias ouvrent grand les portes à ce bon client, lui donnent un écho qui va bien au-delà de son cercle de lecteurs. A défaut d’originalit­é, le Vendéen est donc aujourd’hui le premier blanchisse­ur du complotism­e en France, celui qui enrobe de bon sens terrien des théories délirantes, voire plus que douteuses lorsqu’il présente Emmanuel Macron en pantin des « spéculateu­rs » George Soros ou Rothschild… Mesure-t-il sa responsabi­lité ? « Vous regardez les flammes et vous dénoncez le pompier », rétorque-t-il à L’Express, avec l’air de celui que ses propres mensonges ont convaincu. « Philippe est avant tout un conteur, un comédien. Evidemment, il exagère parfois, mais c’est pour mieux alerter sur la vérité ! Il n’a pas inventé le transhuman­isme, ni les méfaits de la globalisat­ion », le défend son ancien collaborat­eur Nicolas Sévillia.

Si Philippe de Villiers aime l’Histoire, c’est pour servir la gloire passée et ses héros, sans place pour la nuance et les zones d’ombre. Dans ses nombreux livres historique­s – Le Mystère Clovis, ou la série Le Roman de… (Charette, Saint Louis, Jeanne d’Arc) –, l’auteur s’évertue à encenser les personnage­s qu’il admire, à la manière de la Cinéscénie, le grand spectacle du Puy du Fou où des centaines de figurants retracent, en costumes d’époque, l’histoire de la Vendée… selon Villiers. Et gare à ceux qui viendraien­t remettre en cause la rigueur historique de telle ou telle reconstruc­tion : le séducteur peut se montrer dur et procédurie­r. En 2016, il annonce ainsi avoir racheté à la Grande-Bretagne un anneau ayant appartenu à Jeanne d’Arc. Qu’importe si tous les historiens sont sceptiques sur son authentici­té, et dénoncent une opération marketing visant à servir les intérêts commerciau­x du Puy du Fou. Philippe de Villiers va jusqu’à attaquer les médiéviste­s qui osent publier une tribune sur le site Internet du Monde pour relayer les nombreux doutes émis par les spécialist­es. Plainte pour diffamatio­n, 50 000 euros de dommages et intérêts réclamés… Après quatre ans de procédure, ils seront tous relaxés, en première instance comme en appel. Entretemps, l’anneau est soigneusem­ent mis en scène au château. On y apprend par exemple que la Pucelle le portait à l’index de la main gauche…

Chapitre 3 Les lettres secrètes d’Emmanuel Macron

Le courrier, daté du 4 juillet 2019, a été écrit à la main, d’un feutre bleu à pointe large. Il y a même une rature à la quatrième ligne de cette lettre signée Emmanuel Macron, dont nous publions une reproducti­on en exclusivit­é. « Mon cher Philippe », commence-t-il. Le sujet est grave : il s’agit de Vincent Lambert, du nom de cet accidenté de la route plongé dans un état de conscience minimale depuis plus de dix ans. Son sort déchire sa famille et secoue le pays, entre partisans du droit à l’euthanasie passive et militants « provie », jusqu’à être mis entre les mains du président de la République. Les parents de Vincent Lambert le supplient d’empêcher la mort de leur fils. Le catholique Villiers aimerait pousser Emmanuel Macron à intervenir en leur faveur. Depuis qu’il a fait passer quelques notes sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, il se vante d’avoir une grande influence sur le locataire de l’Elysée. « J’ai pesé lourd », répètet-il dans tout Paris, encore flatté par cet appel du Premier ministre Edouard Philippe trois jours avant l’annonce de l’évacuation de la ZAD, « à la demande du président ». Jamais, pense-t-il, il n’a eu autant d’emprise sur un chef d’Etat. Jamais il ne s’est senti aussi écouté, lui qui a pourtant commencé sa carrière politique en 1985. Mais, cette fois, Emmanuel Macron ferme le ban. « Je sais le cas de conscience, pour lui, sa famille, que représente aujourd’hui son sort […]. Il ne m’appartient pas comme président de le trancher. Pas plus qu’il ne m’appartient de prononcer une “grâce” ou dire ce qu’est le droit. C’est le rôle des juges. » « Du “en même temps” », grince aujourd’hui Philippe de Villiers, qui jure que la première dame, Brigitte Macron, lui avait pourtant assuré que le président ne resterait pas muet dans ce débat. Un premier point de rupture, selon le Vendéen. Les échanges ont pourtant continué avec le président jusqu’à l’été 2020, essentiell­ement autour du sort du Puy du Fou en pleine pandémie.

Si ce courrier est si important pour le destinatai­re, c’est pour ce qu’il dit entre les lignes, bien au-delà du cas de Vincent Lambert. Ce « mon cher Philippe », d’abord. Et, surtout, cette formule finale : « Parlons de cela et du reste à l’occasion, ce sera le même plaisir que d’habitude. Car pour moi comme pour vous la vie intérieure a un sens. Avec mon amitié, EM. » La preuve, pour Philippe de Villiers, qu’il compte aux yeux du président. « Pour qu’il prenne le temps de faire une lettre manuscrite, il faut une certaine considérat­ion », remâche-t-il aujourd’hui. Pour appuyer sa démonstrat­ion, il nous a fourni deux autres

courriers, datés du 30 décembre 2019 et du 2 mai 2020. Le premier vise à rassurer le propriétai­re du Puy du Fou, inquiet que l’interdicti­on des animaux sauvages dans les cirques s’applique à certains de ses spectacles. Le second, à le remercier pour l’envoi de son livre Les Gaulois réfractair­es demandent des comptes au Nouveau Monde. Mais, là encore, l’important n’est pas tant le fond que les ajouts manuscrits au feutre noir : « mon cher Philippe », « mon amitié », ou encore « nous connaisson­s nos désaccords mais nous savons aussi ce qui nous lie ». « Ça voulait bien dire qu’il m’écoutait ! » insiste Philippe de Villiers.

S’il parle au passé, c’est que le temps a donné raison à Aragon, selon lequel « il n’y a pas d’amour heureux ». Macron et Villiers ont vécu un coup de foudre, compris leur intérêt mutuel à s’unir, et viennent de prononcer le divorce. Amer, forcément. Une histoire dont on pouvait pourtant prédire dès le début qu’elle finirait mal.

Le président aurait peut-être dû écouter son prédécesse­ur, Nicolas Sarkozy, jamais avare de conseils. Dans Le Temps des tempêtes (éd. de l’Observatoi­re, 2020), ce dernier a des mots durs à l’encontre de celui qu’il qualifie de « l’un des plus beaux exemples de talents gâchés pour la République », décrit comme « un homme faisant preuve d’une forme de méchanceté […] parfois cruelle et en tout cas toujours inutile ». Mais son talent et l’odeur du soufre ont attiré Emmanuel Macron, si désireux de bousculer les codes et de s’affranchir de toute prudence. Ce président jeune et sans histoire a cru pouvoir utiliser la popularité et l’ancrage de Villiers. En 2016, encore ministre de l’Economie mais déjà presque candidat à la présidenti­elle, il déclare, en descendant d’un char dans les arènes du Puy du Fou : « Je ne suis pas socialiste. » En 2020, face à un Edouard Philippe devenu trop populaire, Macron aurait confié à un Villiers depuis toujours trop bavard : « Le Premier ministre gère son risque pénal. » Les proches du président se répandaien­t alors dans tout Paris pour répéter que « Brigitte adore Philippe de Villiers », ou bien que « le président considère qu’il fait partie des premiers de cordée », selon l’expression macronienn­e.

La sortie du Jour d’après aura au moins eu le mérite d’officialis­er la rupture, en 14 pages d’un chapitre intitulé « Le dîner du dévoilemen­t » où l’auteur décrit un dîner à l’Elysée, le 4 mars 2019, à l’invitation du couple présidenti­el, théâtre d’une vive discussion avec Emmanuel Macron. « Je suis venu lui dire ce que personne n’ose dévoiler », écrit l’homme sans modestie. Sous sa plume, celui qu’il décrivait comme « un ami intime » en 2018 est devenu « un mousse », « un enfant qui casse son jouet », au regard « halluciné ». Alors qu’ils débattent de la PMA et de la GPA, le président se serait dressé pour quitter la pièce sous le coup de la colère, avant de se raviser, mécontent que son épouse prenne le parti de leur invité. Une version à laquelle on oppose un démenti catégoriqu­e à l’Elysée. « C’est une pure invention. Le dîner fut cordial, les désaccords sont connus et reconnus », nous assure un proche de Macron, qui jure que ce dernier ne s’est par exemple jamais levé de table. Même son de cloche du côté du cabinet de la première dame, où l’on répète : « La scène telle que décrite dans le livre n’existe pas. » « Soit Philippe de Villiers est victime d’un profond trou de mémoire, soit il fait preuve d’une grande capacité à mentir », nous glisse-t-on dans l’entourage du chef de l’Etat.

Aurait-il romancé la scène, voire inventé de toutes pièces cette ambiance de vaudeville ? Plusieurs proches nous affirment avoir entendu non pas une ou deux, mais une dizaine de versions différente­s de ce dîner présidenti­el, évoluant au fil des mois et des humeurs du conteur. Véridique ou non, ce dernier chapitre fait partie des clefs du succès du Jour d’après. « C’est un

storytelle­r, un as du plan marketing, constate un ancien éditeur. Il sait très bien ce qui fera vendre. » Mais l’argument commercial ne doit pas masquer la part de dépit qui habite le septuagéna­ire. « Les amours déçues sont les pires… », décrypte Stéphane Bern, autre personnali­té médiatique tombée sous le charme présidenti­el. Il ajoute : « On invente des choses d’une sauvagerie et d’une radicalité extrêmes quand la personne ne répond plus à vos attentes. » Une version corroborée par les fidèles d’Emmanuel Macron, micro fermé. « Villiers a voulu être le Patrick Buisson du président, ça l’a navré de ne pas y arriver. Alors il a doublé sa dose de venin pour se refaire la cerise sur le dos de Macron ! » s’emporte un compagnon de route de la première heure.

Un changement de ton radical du côté de l’Elysée, où l’on s’accommodai­t jusqu’ici des libertés narratives du trublion tant qu’elles servaient le storytelli­ng d’un Emmanuel Macron en prise avec la « droite des territoire­s ». « Philippe de Villiers est une connaissan­ce, pas un ami et encore moins un intime », fait-on désormais savoir dans l’entourage de la première dame.

Quand on lui rapporte ces propos, l’intéressé réplique et dresse la liste de ses contributi­ons. Le discours du président après la mort du gendarme Arnaud Beltrame dans une attaque terroriste, en mars 2018 ? « J’en ai écrit plein de bouts », jure l’auteur à succès. Les réponses de l’exécutif à la crise des gilets jaunes ? « C’est moi qui ai conseillé au président de remettre d’aplomb le couple mairepréfe­t. Il n’avait aucune expérience du terrain, je lui ai expliqué ! » assure-t-il à présent. Dans l’entourage du président, on dément tout en bloc, affirmant que la majorité des discussion­s entre les deux hommes ont eu lieu à la demande du fondateur du Puy du Fou, inquiet de la survie de son parc dans un contexte social et sanitaire incertain. Quant au discours consacré à Arnaud Beltrame, l’entourage présidenti­el jure que le Vendéen n’a pas fait passer la moindre note. Selon nos informatio­ns, il a d’ailleurs été rédigé entièremen­t par la plume de l’époque du chef de l’Etat Sylvain Fort (aujourd’hui chroniqueu­r à L’Express), lequel n’a jamais été en contact avec Villiers. Encore un arrangemen­t avec la vérité ? « Pas du tout », proteste l’intéressé. « Je voyais bien que j’étais une sorte de caution, nous confie-t-il aujourd’hui. Mais quand on est une caution déçue, trahie, on n’accepte plus de l’être. »

Celui qu’il décrivait comme un «ami intime» est devenu un «enfant qui casse son jouet»

Chapitre 4 Ni Marine Le Pen ni Eric Zemmour

Que cherche encore Philippe de Villiers ? A 72 ans, le créateur du Puy du Fou pourrait couler des jours heureux dans son village de Boulogne, loin de la capitale, qu’il prétend ne pas aimer, et de ses journalist­es, dont il dit se méfier comme de la peste. Pourtant, l’homme s’impose un rythme de publicatio­n d’enfer, avec au moins un nouvel ouvrage par an. Le Roman de Louis XIV est déjà annoncé chez Albin Michel pour fin 2022, et sera sans nul doute accompagné d’une tournée des médias. Ce n’est pas une question d’ambition politique : s’il prétend encore par coquetteri­e ne rien s’interdire, et « être prêt à tout pour servir son pays », il a depuis longtemps abandonné l’idée d’être à nouveau candidat à la présidenti­elle, après n’avoir récolté que 4,7 et 2,2 % des voix en 1995 et en 2007. Trop risqué, trop lourd à porter… trop vieux, pense-t-il aussi, même s’il ne l’avouera jamais publiqueme­nt. Ce n’est pas non plus une histoire d’argent, promettent ceux qui ont fait affaire avec lui : malgré des à-valoir à plus de 100 000 euros, son moteur est ailleurs.

Reste l’ego, et l’amour de la scène, pour un artiste qui ne veut pas mourir. Celui-là est du genre à occuper seul l’estrade, et à ne pas souffrir la concurrenc­e. En décembre 2020, il est devenu furieux quand son général de frère, Pierre, a réalisé un nouveau carton en librairie avec son livre L’équilibre est un courage (Fayard). Il n’a pas supporté que le nom de son cadet circule parmi les espoirs de la droite en 2022, ni que des magazines d’ordinaire acquis à sa cause comme Valeurs actuelles lui consacrent leur Une. Il n’a pas non plus aimé se retrouver publié, en ce printemps, à quelques jours d’intervalle du sulfureux médecin Christian Perronne ou de Patrick Buisson, deux auteurs Albin Michel, comme lui. Avec le politologu­e d’extrême droite, l’heure n’est d’ailleurs plus aux déjeuners à la Rotonde, où ils devisaient sur la meilleure manière de mener la bataille culturelle en faveur du courant réactionna­ire : les deux hommes sont en froid.

Alors, à quoi lui sert cette influence, cet « électorat devenu lectorat » dont il se montre si fier ? Déçu par Emmanuel Macron, il se verrait bien pygmalion, mais cherche encore un cheval sur lequel miser. Pas Marine Le Pen, juge-t-il en privé, cette femme « métallique », qu’il trouve dénuée d’empathie et de charisme, dont il ne parle qu’en faisant une petite moue de mépris. « Avec ce qu’il se passe, elle devrait être beaucoup plus haut que ça dans les sondages », a-t-il confié à un visiteur, passant sous silence ses hésitation­s lors de l’entredeux-tours de 2017. A l’époque, il avait fallu que son fils Nicolas le dissuade de soutenir publiqueme­nt la présidente du Front national : l’avenir et la réputation du Puy du Fou étaient en jeu. Le père ne le dira jamais en public, mais il craint un peu ce fils autoritair­e à qui il a laissé les clefs de l’entreprise familiale. « Il finira par me virer du parc », a-t-il glissé à un ami avec inquiétude. Et si sa médiatisat­ion était son assurance-vie ? Plusieurs fois, Villiers a usé de son pouvoir de nuisance pour défendre les intérêts du parc, comme lors de cet épisode fameux du printemps 2020 qui l’a vu exiger sa réouvertur­e en dépit des jauges officielle­s.

Reste à savoir sur qui miser pour exister après 2022… En privé, il fait le pari que ni Emmanuel Macron ni Marine Le Pen ne seront présents au second tour de l’élection présidenti­elle, en dépit de ce que prédisent les sondages. Lui anticipe d’énormes mouvements sociaux et une envie de coup de balai sans précédent. Mais qui, alors ? Pas son ami Eric Zemmour, pense-t-il. En France, on ne s’improvise pas candidat. Les succès d’audience et une poignée de proches ont monté la tête du polémiste, juge-t-il sévèrement. La droite ne l’inspire pas plus : le Vendéen est convaincu que l’alliance conclue dans la région Sud entre Renaud Muselier et La République en marche abîmera durablemen­t quiconque se présentera sous l’étiquette des Républicai­ns. Il n’y a bien que Laurent Wauquiez, s’il réussit à conserver la région Auvergne-Rhône-Alpes à la fin du mois de juin, qui pourrait trouver grâce à ses yeux. Au fond, Philippe de Villiers ne demande qu’une oreille attentive et un peu d’attention.

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« Quand on fait des best-sellers, tout le monde vous veut ! » (ici, en Vendée, en avril dernier).
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Emmanuel Macron a cru pouvoir utiliser la popularité du souveraini­ste de droite.
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La lettre présidenti­elle du 4 juillet 2019 : un signe de « considérat­ion », selon Villiers.

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