L'Express (France)

De quoi la tirade de Jean-Luc Mélenchon est-elle le symptôme ?

- PAR ANNE ROSENCHER

Les récentes déclaratio­ns du leader des insoumis illustrent un mal qui ronge son mouvement ainsi qu’une partie de la gauche.

Le 6 juin, dans l’entretien politique dominical de France Inter, Jean-Luc Mélenchon s’est lancé dans une tirade qui ne cesse, depuis, de faire réagir : « Vous verrez que, dans la dernière semaine de la campagne présidenti­elle, nous aurons un grave incident, ou un meurtre. Ça a été Merah en 2012. Ça a été l’attentat la dernière semaine sur les Champs-Elysées… Vous vous rappelez de tout ça ? C’était la dernière semaine. Avant, on avait eu Papy Voise, dont plus personne n’a jamais entendu parler après. Tout ça, c’est écrit d’avance. […] Nous aurons l’événement gravissime qui va une fois de plus permettre de montrer du doigt les musulmans et d’inventer une guerre civile. Voilà, c’est bateau tout ça. »

Face à la bronca suscitée par ses propos, le leader de La France insoumise – qui se dit dans cette affaire victime de la malveillan­ce de « gens influents » – a tenté depuis d’expliquer qu’on avait mal compris, mal entendu. Son intention, dit-il, n’était pas de prétendre que les attentats étaient orchestrés par le « système oligarchiq­ue » – expression employée juste avant sa tirade – pour manipuler l’opinion. Mais de pointer que les assassins attendent les moments à enjeu pour passer à l’acte et faire du bruit. Et que le système, lui, récupère ces crimes pour manipuler les foules. Voilà qui sent le raccrochag­e aux branches, mais qui convaincra sûrement ses supporters de passer outre au « dérapage ». Qu’ils ne s’y trompent pas, néanmoins : même réduites à cet étiage revisité, les déclaratio­ns de Jean-Luc Mélenchon sont le symptôme d’un mal qui ronge La France insoumise et, avec elle, une partie de la gauche.

D’abord : Merah, « c’est bateau » ? « On pourrait dire bien des choses en somme », comme rimait l’autre, mais… « bateau » ? On songe à Le Pen, au « détail de l’Histoire », à ces expression­s qui sont faites pour sonner doux aux oreilles du pire. Qualifier d’« incidents graves » l’attentat qui coûta la vie au policier Xavier Jugelé sur les Champs-Elysées en 2017, ou celui qui fit, en 2012 à Toulouse et à Montauban, trois morts parmi les militaires français, puis quatre autres, dont trois enfants tués à bout portant, dans une école juive, est tout sauf anodin. C’est un signal envoyé à tous ceux qui trouvent qu’on en fait trop pour pas si grave, et qu’à la fin, ces « faits divers » sont « montés en épingle » pour stigmatise­r les musulmans contre qui « le système » conspire.

Début avril, le sociologue Eric Fassin, très influent au sein de cette gauche, développai­t le même genre de théorie dans une

tribune publiée sur le site de L’Obs : il y soutenait que le « nouvel antisémiti­sme » était une « invention » ayant pour but de faire passer les victimes (les « racisés ») pour des bourreaux. Toujours le même mécanisme : prétendre que l’on se servirait d’incidents « isolés » pour inventer un mal (en l’occurrence l’islamisme et ses conséquenc­es dramatique­s) afin de stigmatise­r les musulmans (comme si une immense partie des Français ne faisait pas la différence entre islamistes et musulmans). L’objectif politique est assez clair : inventer un prolétaria­t religieux, puisque l’ancien, le « social », ne vote plus à gauche. Et tant pis si, au passage, le discours finit par sonner comme celui des pires complotist­es. A propos du nouvel antisémiti­sme – qui a engendré la tuerie de Toulouse, mais aussi celle de l’Hyper Cacher –, l’essayiste Hakim El Karoui expliquait dans les colonnes de L’Express* : « L’antisémiti­sme est de toute façon plus profond que le conflit israélopal­estinien. Il résulte du complotism­e, qui va avec l’islamisme : cette idée qu’il y aurait un complot contre les musulmans et que le fait d’embrasser l’islamisme est une façon de se rebeller contre le complot. Or qui trouve-t-on au coeur du complot ? Les juifs. Les Américains et les Occidentau­x, aussi. […] C’est, en réalité, une vision du monde. » Vision à laquelle Jean-Luc Mélenchon, en surfant sur une défiance d’atmosphère, fait désormais des clins d’oeil et des ronds de jambe appuyés.

Me revient cette phrase de l’éditoriali­ste Jacques Julliard – déjà ancienne mais toujours d’actualité : « La France insoumise, sans Mélenchon, ça n’est rien. Et avec Mélenchon, c’est n’importe quoi. » Il y a de quoi, en effet, être déboussolé. Y compris dans son propre camp. Que reste-t-il aux insoumis républicai­ns ? Car il y a parmi les sympathisa­nts et les électeurs de ce mouvement des républicai­ns sincères, qui se souviennen­t de Jean-Luc Mélenchon « canal historique », celui qui citait Clemenceau et brandissai­t son poing avec Charb. Et, de manière générale, que reste-t-il aux électeurs des classes populaires qui ne veulent pas voter pour le parti lepéniste ? Décidément, le paysage politique français ressemble de plus en plus à un cul-de-sac. Et tout cela ne présage rien de bon.

* « Les islamistes ont gagné la bataille des idées », L’Express du 17 janvier 2018.

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