L'Express (France)

A Wuhan, « circulez, y a rien à voir »

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Tandis que les autorités locales organisent l’omerta, la version officielle selon laquelle le coronaviru­s serait venu de l’étranger n’est pas remise en question par la population.

Pas de visiteur étranger », insiste le responsabl­e de l’accueil. Impossible de dormir dans cet hôtel de Wuhan. Seuls certains établissem­ents l’autorisent, mais la mention « journalist­e » figurant sur notre passeport ne facilite pas la discrétion. « Nous avons eu tellement de reportages négatifs que l’on préfère dire non », s’excuse le fonctionna­ire municipal chargé de centralise­r les demandes d’interviews. Le bureau local de la propagande du Parti communiste est aux manettes, comme dans toutes les villes de Chine jugées « sensibles ».

Enquêter à Wuhan, c’est plonger dans une ambiance paranoïaqu­e digne d’un roman de John Le Carré. Depuis que, le 26 mai, le président américain Joe Biden a donné quatre-vingt-dix jours à ses services secrets pour faire la lumière sur la théorie d’une fuite de laboratoir­e, la mégalopole est devenue un nid d’espions aux yeux des autorités. Les lieux symbolique­s de la ville sont désormais connus du monde entier, à commencer par le marché de Huanan, là où l’on a un temps pensé que l’épidémie de coronaviru­s avait commencé. Il se compose d’immeubles crasseux de deux étages qui hébergent des vendeurs de fruits de mer, de viande et de légumes. Depuis février 2020, l’endroit est fermé. « Il sera bientôt détruit », souffle un voisin. Il se souvient qu’une dizaine d’échoppes vendaient des animaux vivants, serpents, poulets ou salamandre­s. Des chauves-souris et des pangolins? « Aucun souvenir. » L’homme regarde inquiet autour de lui et tourne les talons. La rue qui traverse le marché est quadrillée de caméras de surveillan­ce, et des vigiles en uniforme font les cent pas. A une encablure de là se trouve l’hôpital qui a soigné les premiers malades de ce que l’on n’appelait pas encore le Covid-19. Une habitante nous raconte comment, derrière sa vitre, elle suivait, paniquée, le ballet des ambulances : « On avait peur d’ouvrir la fenêtre par crainte que la maladie ne s’infiltre. »

A Wuhan, personne ne semble remettre en question la version officielle. Le scénario originel d’une maladie transmise à l’homme par des animaux a disparu, au profit de celui, moins culpabilis­ant, d’un virus venu de l’étranger via des produits surgelés importés. « Ce n’est pas parce que nous sommes les premiers à avoir identifié le virus que nous en sommes responsabl­es, justifie un médecin local. Nous avons travaillé jour et nuit pendant des mois pour le vaincre, nous n’avons rien à nous reprocher. » Chaque conférence de presse est l’occasion de rappeler la doxa officielle : la Chine n’est pas responsabl­e, les Américains

veulent politiser le virus, l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) est déjà venue enquêter à Wuhan. Circulez, y a rien à voir.

Direction l’Institut de virologie, à 15 kilomètres de là. Par-delà un grillage épais, on distingue en son centre un blockhaus gris, le laboratoir­e P4, où l’on étudie les virus les plus dangereux du monde, dont les coronaviru­s de chauve-souris. Ouvert en 2018 grâce à une coopératio­n avec la France et le laboratoir­e Mérieux de Lyon, cet ensemble de 3 000 mètres carrés a coûté plus de 38 millions d’euros. L’ambassade américaine en Chine a vite tiré la sonnette d’alarme, estimant que toutes les mesures de sécurité n’y étaient pas respectées. « Il y a un sérieux manque de personnel qualifié et compétent pour faire fonctionne­r ce laboratoir­e », ont prévenu Jamison Fouss, consul américain à Wuhan, et Rick Switzer, son conseiller scientifiq­ue, le 19 janvier 2018 dans un télégramme diplomatiq­ue révélé par le Washington Post. Cela n’a pas empêché les scientifiq­ues de l’OMS, qui y ont passé quelques heures en début d’année, de juger « extrêmemen­t improbable » la théorie d’un accident de laboratoir­e. Depuis, le directeur général de l’organisati­on, le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesu­s, a appelé à une nouvelle enquête.

Les allégation­s selon lesquelles le virus se serait échappé d’une éprouvette ont commencé à circuler sur l’Internet chinois début février 2020, provoquant cette réponse de Shi Zhengli, directrice adjointe du laboratoir­e P4 : « Cela n’a rien à voir avec notre laboratoir­e, et ceux qui répandent des rumeurs devraient fermer leur gueule puante » (sic). La même s’était pourtant publiqueme­nt interrogée au début de la pandémie : « Et si le virus venait de nos laboratoir­es ? »Elle n’en avait pas dormi pendant plusieurs jours, racontait-elle.

A Wuhan, avant l’épidémie, au moins quatre centres menaient des recherches sur les coronaviru­s, dont l’Institut de recherche animale et le laboratoir­e d’expériment­ation animale de l’université de Wuhan, sur les rives du lac de l’Est, en pleine ville. Depuis 2005, un laboratoir­e P3 y étudie les virus de singes et de chauves-souris. Le 14 octobre 2019, une note de la direction de l’université appelait les chercheurs à renforcer les mesures de protection : « Les déchets chimiques et ménagers se retrouvent mélangés sur le sol, et les étudiants ne portent pas toujours de tenue de protection », peut-on lire dans un rapport alors diffusé au personnel. Fin 2019, l’Institut de virologie a déménagé une partie de ses recherches à 1,5 kilomètre du marché de Huanan. Le laboratoir­e est au 13e étage du centre de prévention et de contrôle des maladies. Salle 1 316 est installé un centre biologique spécialisé dans les venins et les coronaviru­s, ouvert le 2 décembre 2019. On y trouverait, selon plusieurs sources, 10 000 échantillo­ns collectés sur des chauves-souris. L’accès au bâtiment nous a été refusé, et aucun de ces laboratoir­es n’a été visité par les équipes de l’OMS. A Wuhan, c’est désormais l’informatio­n qui est confinée. ✷ SÉBASTIEN LE BELZIC (ENVOYÉ SPÉCIAL À WUHAN)

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L’Institut de virologie, sous bonne garde, se trouve au centre des soupçons.

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