Fonction publique : la bataille de l’écriture inclusive
Cette graphie controversée gagne du terrain au sein des collectivités locales, des institutions publiques, à l’école ou à l’université. Ce qui inquiète ses pourfendeurs.
Le point médian devant le juge. La scène s’est déroulée le 1er avril dernier au tribunal administratif de Bordeaux, et il ne s’agissait aucunement d’un poisson d’avril. Dès l’automne 2020, Patrice Reboul avait commencé à tiquer. Le journal municipal de Périgueux (Dordogne), où il habite, avait alors été renommé « magazine des Périgourdin.e.s ». Puis, en décembre, il a été décidé que le règlement intérieur du conseil municipal serait désormais rédigé en écriture inclusive. De quoi faire exploser pour de bon l’ancien avocat. « Cet effet d’affichage n’a pas sa place dans un acte administratif. Aussi illisible qu’imprononçable, il dessert l’intérêt général ! » tempête ce membre du Parti radical de gauche. Patrice Reboul demande alors l’annulation de cette disposition devant le tribunal administratif de Bordeaux. La maire (PS) de Périgueux, Delphine Labails, se déclare « surprise » par cette réaction. « Notre volonté politique est de favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes », se défend-elle, en insistant sur le fait que la graphie n’est qu’un outil parmi bien d’autres. La justice a finalement rejeté la requête du juriste. « Cette affaire aura au moins eu le mérite de mettre le débat sur la table », lâche ce dernier.
Jusqu’ici, les passes d’armes entre les défenseurs et les pourfendeurs de l’écriture inclusive concernaient essentiellement le monde universitaire, régulièrement agité par de violents conflits idéologiques. Ces derniers mois, la bataille s’est étendue aux collectivités territoriales et aux institutions publiques. En juillet 2020, juste après les municipales, Grégory Doucet, le nouveau maire (EELV) de Lyon (Rhône), impose l’écriture « non sexiste ». Bien d’autres organisations, à commencer par la ville de Paris, l’ont aussi adoptée. Une dérive, s’inquiète François Jolivet, député (LREM) de l’Indre :
« Le problème est que cette forme de graphie pose des difficultés supplémentaires aux personnes
“dys” – dyslexiques, dyspraxiques, dysphasiques…
Nos concitoyens malvoyants ou aveugles sont également inquiets car les logiciels de traduction qu’ils utilisent traditionnellement sont inopérants dans ce cas-là. » Le
23 février dernier, l’élu a déposé une proposition de loi visant à interdire « l’usage de l’écriture inclusive pour les personnes morales en charge d’une mission de service public ».
Le général de Gaulle, premier homme politique à intégrer la fameuse formule inclusive « Françaises, Français » dans ses discours, fait figure de précurseur. Tout le monde lui a, depuis, emboîté le pas. De même que la féminisation des noms et des fonctions ne choque plus vraiment. « Cette bagarre-là a été menée et gagnée », confirme Eliane Viennot, qui se présente comme « professeuse » émérite de littérature française à l’université Jean-Monnet de Saint-Etienne (Loire). Non, aujourd’hui, le principal objet du scandale s’appelle le « point médian ». Il s’agit d’un point placé à l’intérieur d’un mot afin de séparer les suffixes masculin et féminin. Son utilisation a tendance à cristalliser les critiques, bien plus que la féminisation des fonctions, en ce qu’il ne serait pas lisible par tous. Enfin, par « tou.te.s », écriraient certains adeptes du langage inclusif. « Comme cet usage n’est pas enseigné, il n’existe pas encore de norme. A défaut d’être guidés et conseillés par certaines institutions qui ne font pas leur travail, les gens bricolent », plaide Eliane Viennot. L’enseignante, qui reconnaît quelques usages baroques, cible notamment l’Académie française. Celle-ci s’est toujours farouchement opposée à l’écriture inclusive, la qualifiant de « péril mortel » pour la langue. En réalité, ce mode de communication reste obscur pour nombre de citoyens, à en croire un sondage Ifop pour L’Express, réalisé en mars : le concept de l’écriture inclusive n’est connu que de 58 % des Français. Et seuls 34 % d’entre eux savent exactement ce à quoi elle se rapporte.
Et pourtant, de plus en plus d’institutions s’y convertissent. En juin 2019, l’agence de communication éditoriale Mots-Clés a publié un manuel d’écriture inclusive destiné à tous les novices. « Nous organisons également des formations auxquelles participent aussi bien des salariés d’entreprises privées que des personnels de l’administration publique », explique son directeur, Raphaël Haddad. Sur son site Internet, l’agence cite certains de ses clients, comme la société de logement social 3F, le Conseil économique, social et environnemental, l’Ecole de guerre, la région Ile-de-France, le Grand Lyon… « On fait appel à nous pour diverses raisons, poursuit Raphaël Haddad. En recourant à l’écriture inclusive, les établissements
scientifiques ou les filières techniques visent, par exemple, à féminiser leurs recrutements. » C’est le cas, notamment, de l’Ecole d’ingénieur.e.s du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Une autre de leur motivation est la volonté de rajeunir leur audience. « Des études montrent que l’égalité femmes-hommes est la deuxième aspiration des moins de 25 ans, juste après le réchauffement climatique », précise Raphaël Haddad.
De son côté, Patrice Reboul y voit un gadget : « Pendant ce temps, on ne s’attaque pas aux vrais combats comme celui de l’équité salariale ! » Le député François Jolivet considère lui aussi que l’écriture inclusive fait office de « paravent », là où on rechigne à moderniser les pratiques qui comptent : « Comme dans le privé, les administrations sont aujourd’hui obligées de rendre des rapports relatant leurs actions en faveur de l’égalité hommesfemmes. Or il est plus facile d’agir sur la graphie que sur les salaires, le respect de la parité dans les conseils d’administration ou encore l’équilibre en termes de promotions. » Après le « green washing », place donc au « women washing » ? Un faux procès, d’après Anne Patault, vice-présidente du conseil régional de Bretagne qui, en 2018, a piloté la mise en place d’un « Guide pour une communication publique pour toutes et tous » recensant les « bonnes pratiques ». « Nommer les choses, c’est les faire exister, voilà pourquoi la question du langage est si importante », précise cette élue chargée de l’égalité. Frédérique Pondemer, la « cheffe » du pôle égalité des droits et innovation sociale de la région, reconnaît que les nouvelles habitudes ont parfois pu dérouter en interne. Mais à l’entendre, on s’y ferait vite : « Une collègue, par exemple, trouvait que le mot “cheffe” ne faisait pas très beau sur sa carte de visite. Avec le temps, elle est beaucoup plus à l’aise. »
Jusqu’à cet hiver, seules quelques circulaires s’étaient véritablement attaquées au sujet de l’utilisation de l’écriture inclusive au sein de l’administration. Dans l’une, datée du 21 novembre 2017, l’ancien Premier ministre Edouard Philippe donnait pour consigne aux membres du gouvernement de « ne pas faire usage de l’écriture dite inclusive ». Et ce, « en particulier pour les textes destinés à être publiés au Journal officiel ». Dans une circulaire plus récente, signée le 5 mai dernier, JeanMichel Blanquer, lui, cible plus clairement l’utilisation du point médian. « Cette écriture, qui se traduit par la fragmentation des mots et des accords, constitue un obstacle à la lecture et à la compréhension de l’écrit », note le ministre de l’Education nationale. Une initiative saluée par François Jolivet. Le député affirme avoir reçu bon nombre de témoignages d’enseignants inquiets de voir certains de leurs
« Comme cet usage n’est pas enseigné, il n’existe pas de norme. Les gens bricolent »
collègues adopter cette graphie. « Y compris dans les petites classes, celles où l’on commence à apprendre à lire, s’alarme-t-il. On m’a même rapporté le cas d’un professeur des écoles qui aurait fait une dictée en écriture inclusive. » Guy Teissier, député (LR) des Bouches-du-Rhône, y est allé de sa propre proposition de loi, le 23 mars, et mâche encore moins ses mots : « Il est urgent de légiférer car notre langue est en train d’être utilisée à des fins idéologiques. C’est une démarche partisane, extrémiste et violente ! »
Pendant que les politiques tempêtent, la bataille se poursuit dans les couloirs feutrés de l’administration. Récemment, François Jolivet a été alerté au sujet d’une publication officielle de la Haute Autorité de santé visant à sensibiliser tous les parents sur l’importance du dépistage néonatal. Le document était rédigé en écriture inclusive. Avec d’autres de ses collègues, il s’est empressé d’écrire au ministre des Solidarités et de la Santé pour lui demander de « mettre fin à cette initiative malheureuse et excluante ». Olivier Véran a entendu leur requête, le dépliant a été retiré puis réécrit sans points médians. La guerre s’annonce longue. Chacun sait qu’elle se joue essentiellement sur le terrain de l’opinion car la règle d’or, en matière de langage, est que son usage par le grand public fait loi.