Lettre à Mila, parAbnousse Shalmani
Adresse à la jeune femme, alors que s’ouvre le procès de 13 personnes accusées de l’avoir harcelée et menacée de mort.
« On n’est pas sérieux, quand on a 17 ans / – Un beau soir, foin des bocks et de la limonade, / Des cafés tapageurs aux lustres éclatants ! / – On va sous les tilleuls verts de la promenade. » Ce sont ces vers qui me sont venus à l’esprit lorsque a éclaté ton affaire, Mila. Tu n’avais pas encore 17 ans, mais j’ai naturellement pensé à Rimbaud, à ce poème qui m’accompagne depuis si longtemps et que le poète a intitulé Roman. L’adolescence ! Ce roman paradoxal ! Cet entre-deux enthousiaste et dépressif, ces vagues hormonales incontrôlables, ces provocations faciles, ce conservatisme protecteur, ce désir irrépressible d’exister tout en n’osant pas, cet équilibre impossible entre les tilleuls verts et les cafés tapageurs.
Le temps de l’adolescence t’a été volé par de petits idéologues inconscients, de petits soldats embrigadés par la police identitaire, des censeurs aux dents de lait. En comparaison, mon adolescence, dans les années 1990, entre le cul de Madonna et l’entrejambe de Sharon Stone, le poing levé du Poum dans Land and Freedom et le débat sur l’influence néfaste de Tueurs nés, ressemble à une promenade de santé. A cette époque, il était salutaire de tirer la langue aux conservateurs, de faire des doigts d’honneur aux religieux, d’embrasser une fille devant le proviseur, de se faire tatouer dans le dos de ses parents. Il était commun d’être contre l’extrême droite et le voile, de se révolter contre le sort des femmes en République islamique d’Iran, de militer pour la reconnaissance de l’homosexualité, de marcher contre le sida, on chantait contre la famine et on croyait que l’art pouvait changer le monde. A cette époque-là, les adolescents riaient. Inconscients et insouciants. Ils se pensaient impliqués en portant le keffieh palestinien, mais finissaient le samedi soir devant Friends, Seinfeld et Dream On, en se projetant vieux mais pas adultes. L’humour était grinçant, on riait les uns des autres, le sérieux, c’était les autres, les « pas jeunes », qui n’y comprenaient rien au rire décalé, provocant, libérateur. Nous n’avions que 17 ans.
On était encore des enfants de l’universalisme
« Nuit de juin ! 17 ans ! – On se laisse griser. / La sève est du champagne et vous monte à la tête… / On divague ; on se sent aux lèvres un baiser / Qui palpite là, comme une petite bête… » L’amour, le sexe, la chair étaient alors une transgression joyeuse. On ne s’offusquait pas de la nudité, du désir, de l’amour, on les utilisait pour choquer les parents, les profs, la voisine qui se mettait à sa fenêtre pour aller ensuite se plaindre à nos mères. On se pensait grand parce qu’on disait « sexe » sans rougir, on se disait libres parce qu’on savait épeler « cunnilingus ».
Les goûts et les couleurs étaient dits à haute voix – « Je préfère les blondes, ah ! non ! pas moi ! les bruns c’est tellement plus sexy, perso j’adore les yeux bridés, pas moi, mon amoureux est noir, il est trop beau ! » On était encore des enfants de l’universalisme, on avait 12 ans, 13 ans, quand la France fêtait le bicentenaire de la Révolution, on prenait la Bastille tous les jours en dansant. La mort ? Même pas peur ! La vie prenait toute la place. La légèreté régnait.
Ils pensent être justes, ils sont manipulés
« Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août. / Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire. / Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût. / – Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire… ! » Mila, le temps des rendez-vous amoureux, ce temps volé aux devoirs, à la famille, pour retrouver l’être aimé au bout de la rue, t’a été pris par des gamins qui se sont dressés en juges-la-morale, qui préfèrent des barbus qui aiment la mort à des femmes qui célèbrent la vie, des gosses qui n’en sont déjà plus, qui se limitent, se cloisonnent, s’enferment. Ils ne veulent pas apprendre, ils veulent s’imposer ; ils ne veulent pas entendre, ils veulent gueuler plus fort.
Ils refusent la joie, ils préfèrent la peur ; ils pensent être justes, ils sont manipulés. Regretteront-ils les baisers sans lendemain, les mains qui se cherchent dans le noir, l’affirmation beuglante de convictions rances qui ne durent que le temps d’un battement de cils ? Regretteront-ils, plus tard, quand il n’y aura plus de légèreté, quand il sera temps de gagner sa vie, regretteront-ils ta saine vulgarité, ton aplomb, ta franchise, tes dessins, ton humour et tes cheveux roses ? Regretteront-ils d’avoir piétiné une jeune fille en fleur avec une fierté qui fait froid dans le dos ? Toi, tu préfères les frissons du printemps, parce qu’on n’est pas sérieux, quand on a 17 ans, et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade. Rimbaud t’aurait tressé un poème sur mesure pour ne jamais oublier qu’il existe une adolescente qui ne craint ni les barbus, ni les corbeaux, ni la lourdeur.
Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain