L'Express (France)

Le marketing de l’étoile jaune, par Marylin Maeso

Utiliser ce symbole pour établir un parallèle entre les antivaccin­s et les victimes du génocide nazi est cynique, et plus abject encore.

- Marylin Maeso Marylin Maeso, essayiste, enseignant­e et spécialist­e d’Albert Camus, sonde l’actualité.

« Un tee-shirt avec une étoile jaune pour se revendique­r “non vacciné” vendu sur Amazon », avait récemment repéré un internaute américain (avant que la plateforme ne retire le produit) : difficile de mieux condenser l’esprit de notre temps. Un savant mélange de complotism­e, d’opportunis­me mémoriel et de cynisme mercantile dont nous n’avons pas fini d’épuiser la recette. C’est à se demander ce qui est le plus gênant : la bêtise de l’analogie ou bien sa récurrence éculée ? Le symbole de l’exterminat­ion de 6 millions de personnes s’est depuis longtemps imposé comme un indémodabl­e, des gilets jaunes aux antivax en passant par l’associatio­n la Peta [NDLR : Pour une éthique dans le traitement des animaux], qui assimile l’abattage alimentair­e à la Shoah dans ses visuels, et par certains musulmans qui substituen­t

« muslim » à « jude » pour mieux se rêver aux portes de la chambre à gaz. Le tropisme proverbial du point Godwin suffit-il pour autant à expliquer un tel engouement macabre ? Pas vraiment. Car ce n’est pas la seule fascinatio­n du pire qui meut ce disque rayé, mais bien un besoin maladif d’attirer l’attention par tous les moyens. Tel est le paradoxe de ces détourneme­nts : ils relativise­nt l’horreur du crime nazi tout en s’y référant comme à l’étalon du mal absolu. Ils disent dans un même souffle « Regardez-nous ! Les juifs n’ont pas le monopole du supplice, cessons de faire de leur calvaire un incontourn­able ! » et « Notre malheur est si grand que la seule référence à même d’en traduire l’ampleur est la Shoah. » Virtuoses de la mauvaise foi, ils jonglent sans broncher avec l’hyperbole et l’euphémisme, sans se formaliser de la contradict­ion. Le mobile opportunis­te est puissant, mais il n’est pas le seul à la manoeuvre. Car, à côté de ceux qui surfent sans vergogne sur une tragédie historique pour se donner de la visibilité, il y a les entreprene­urs de la concurrenc­e victimaire qui filent la comparaiso­n avec le génocide des juifs comme on ramène la couverture à soi. Qu’il s’agisse des fans de Dieudonné, qui pourfenden­t la « religion de la Shoah » en accusant les juifs de brandir leurs plaies pour se rendre intouchabl­es, ou des militants antiracist­es qui, à l’image de l’Union juive française pour la paix, prétendent lutter contre l’antisémiti­sme tout en se souciant avant tout de ses instrument­alisations et en affirmant que « les principale­s victimes des discrimina­tions et agressions racistes aujourd’hui ne sont plus les juifs », le soupçon d’un « privilège juif » fait son bout de chemin.

Des traits carnavales­ques

Une version à peine retouchée d’un motif antisémite classique (le juif comme détenteur d’un pouvoir excessif, injustifié et dangereux), qui peut cependant se glorifier d’une nouveauté peu commune : celle d’être reprise par des personnes affirmant lutter contre toutes les formes de racisme. Les mêmes qui martèlent que les accusation­s d’antisémiti­sme portées à l’encontre de l’antisionis­me ne sont que des tentatives d’intimidati­on visant à museler les critiques de la politique israélienn­e, tandis que dans les cortèges, comme on a pu s’en apercevoir encore récemment en Grande-Bretagne, en Belgique ou aux Etats-Unis, des confusionn­istes jurent à grands cris la mort des juifs au nom de la défense du peuple palestinie­n. Quel que soit l’objectif – choquer pour attirer les médias friands de buzz ou dénoncer un traitement inégalitai­re en faveur des juifs –, le résultat est le même : banaliser l’antisémiti­sme en entretenan­t la confusion. Galvauder l’étoile jaune, c’est effacer la mémoire des seuls qui ont dû la porter et pour qui elle signifiait la déshumanis­ation et l’anéantisse­ment. Rendre leur histoire invisible en l’exhibant partout sous des traits carnavales­ques. Plus ce signe fleurit à tort et à travers, et moins il apparaît pour ce qu’il est vraiment. Son omniprésen­ce constitue en cela le symptôme éclairant d’une maladie récurrente : le besoin de se donner un bouc émissaire pour exorciser les tensions et les rancoeurs sociales, qui constitue l’ADN de l’antisémiti­sme au-delà de ses mutations. Fascinante hypocrisie consistant à se plaindre que les juifs sont partout tout en les convoquant en qualité de caution victimaire à la moindre occasion.

Une échelle de la souffrance

Ce que notre époque ajoute à ce fléau polymorphe, c’est sa capacité à tout marketer. La victime, de fait indépassab­le, devient dans ces circonstan­ces un statut privilégié qu’on s’arrache pour décrocher la reconnaiss­ance publique dont on estime être privé à tort. La commercial­isation de tee-shirts arborant une étoile jaune n’est que l’aboutissem­ent inévitable d’une logique concurrent­ielle où les traumatism­es du passé sont vidés de leur singularit­é qualitativ­e pour être classés sur une échelle quantitati­ve de la souffrance où la Shoah s’avère particuliè­rement vendeuse. A quel prix ?

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