L'Express (France)

Hitler, Faust et nous, par Sylvain Fort

En dépit d’une historicis­ation irréprocha­ble, Mein Kampf garde l’aura maléfique de « la bête immonde ».

- Sylvain Fort Sylvain Fort, essayiste.

C’est, je crois, Delphine Horvilleur qui fit remarquer récemment que la traduction commentée du Mein Kampf de Hitler chez Fayard (sobrement intitulée Historicis­er le mal) possède cette ironique singularit­é : elle se présente comme le Talmud. C’est-à-dire que le texte principal, soigneusem­ent traduit par Olivier Mannoni, est enserré de notes et de commentair­es en marge et en bas de page, exactement comme le texte sacré est cerné par les notes de ses exégètes. On songe aussi, bien sûr, aux marginalia des manuscrits médiévaux, exposant les variantes textuelles ou les analyses des copistes. Immense est la valeur de ces notes d’historiens. Les références littéraire­s ou culturelle­s sont éclairées, les arrière-plans politiques et sociaux sont décryptés, la réalité des faits déformés ou travestis par l’auteur est rétablie. Mais il y a autre chose. Dans ce texte programmat­ique, Hitler affirme des intentions qui pouvaient, à la parution du livre en 1925, sembler à beaucoup délirantes : or les notes d’historiens recensent avec minutie tout ce qui, dans ce fatras, est devenu réalité ; tout ce qui, dans ces élucubrati­ons, a forgé l’Histoire. Notre histoire.

Une leçon politique et morale

Se produit alors à la lecture continue du texte un étrange effet de dissociati­on. Tout se passe comme si, lisant ce texte, nous voulions à travers les génération­s hurler à ses premiers lecteurs :

« Lisez aussi les notes, qui vous diront comment tout cela se termine ! » Ce serait presque le sujet d’une nouvelle de Borges. Evidemment, les premiers lecteurs ne savaient pas que ces fantasmes prendraien­t corps dans la vérité de leur existence, se graveraien­t dans leur chair de contempora­ins de Hitler.

Ils ne pouvaient deviner le chaos et la mort recelés par ces mots. Ainsi, le travail des spécialist­es n’offre pas seulement une mise en perspectiv­e historique : il administre une immense leçon politique et morale. Les historiens montrent, avec une rigueur inouïe, que ce n’est pas la force brute qui fait l’Histoire, mais bien la captation des conscience­s, mais bien le travail de sape de la réalité par le langage. Dans les blancs qui séparent le texte de son commentair­e s’engouffren­t la manipulati­on des imaginaire­s, la destructio­n de toute rectitude morale au profit de l’exacerbati­on du ressentime­nt. En somme, la lumineuse érudition de l’équipe d’historiens réunie autour de ce projet raconte de façon obscure, presque en sous-texte, la victoire implacable de l’irrationne­l.

Un texte radioactif

C’est là, je crois, que quelque chose achoppe. On aperçoit obscurémen­t une faille : c’est qu’on ne combat pas le mal avec des preuves et des démonstrat­ions. Ce texte d’apocalypse reste radioactif, parce qu’il porte dans sa vibration même, dans ses errances, ses délires, ses failles, les ingrédient­s proscrits qui ont détruit notre civilisati­on. Il possède, qu’on le veuille ou non, l’aura maléfique de « la bête immonde ». C’est peut-être un peu dur à avouer, mais la leçon de ce livre c’est qu’on n’« historicis­e » pas le mal, car le mal n’appartient pas à l’Histoire. Il relève d’une autre dimension. Lisons Simone Weil dans L’Enracineme­nt (1943) :

« On parle de châtier Hitler. Mais on ne peut pas le châtier. Il désirait une seule chose et il l’a : c’est d’être dans l’Histoire. Qu’on le tue, qu’on le torture, qu’on l’enferme, qu’on l’humilie, l’histoire sera toujours là pour protéger son âme contre toute atteinte de la souffrance et de la mort. Ce qu’on lui infligera, ce sera inévitable­ment de la mort historique, de la souffrance historique ; de l’Histoire […] Quoi qu’on inflige à Hitler, cela ne l’empêchera pas de se sentir un être grandiose. Surtout cela n’empêchera pas, dans vingt, cinquante, cent ou deux cents ans, un petit garçon rêveur et solitaire, allemand ou non, de penser que Hitler a été un être grandiose, a eu de bout en bout un destin grandiose, et de désirer de toute son âme un destin semblable. En ce cas, malheur à ses contempora­ins. »

Noire séduction

Tout est là. Il fallait sans doute publier ce texte. Mais il ne nous renvoie pas à notre sagesse acquise au prix du désastre : il nous enseigne que le mal n’a pas disparu. Il nous renvoie à la folie de notre temps, à son goût pour l’irrationne­l, à son attrait pour les obscuranti­smes, à sa préférence pour les contre-récits et le mensonge, à son acquiescem­ent aux fables et aux propagande­s ; à sa propension à faire meute, à la censure, au lynchage, à l’annulation de l’adversaire ; à son rejet de la nuance, du parcours discursif, de la modération éclairée. Bien sûr, nous aimerions que les discours des démagogues et des populistes fussent annotés aujourd’hui, et non dans cent ans, par des historiens érudits. Ils ne le sont pas. Cela n’empêche pas de lutter, bien au contraire ! Mais le mal, sous ses multiples visages, conservera sa noire séduction. C’est dans des zones obscures que se joue l’histoire de l’humanité. Dans des profondeur­s littéralem­ent faustienne­s. Car, lisant cette somme, on croit entendre constammen­t par-dessus notre épaule ricaner le Méphistoph­élès de Goethe dans son Faust : « Je suis l’esprit qui toujours nie ; et c’est avec justice : car tout ce qui existe est digne d’être détruit ; il serait donc mieux que rien n’existât. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destructio­n, bref, ce qu’on entend par mal, voilà mon élément. » Et le nôtre ?

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