L’usure des coutumes, par Christophe Donner
Je ne sais pourquoi ni comment, mais il s’est passé qu’un jour, souhaiter « bon appétit ! » est devenu inconvenant, vulgaire, petit-bourgeois, en un mot ringard. Et d’un seul coup, tous les branchés, snobinards sur les bords, ont fait comme s’ils avaient de tout temps considéré ça comme la dernière des plouqueries. En bon Parisien, je ne fus pas le dernier à me plier à cet oukase de parvenu ; j’aurais juré, sur la tête de mon premier canard à l’orange à la Tour d’Argent, n’avoir jamais de ma vie de gourmet lâché ce « bon appétit ! » digne d’une cafétéria d’entreprise, d’un Relais & Châteaux. Mais, comme vous le savez, l’étiquette a horreur du vide, et je ne crois pas avoir été le seul à ressentir ce manque laissé par la proscrite habitude comme un vertige, prémices d’une nausée, d’une indigestion. C’est que le « bon appétit ! » était devenu, au fil des siècles, une sorte de bénédicité laïque. Il fallait donc s’en priver, et c’était aussi congestionnant que de s’empêcher de retenir le rot, ce point d’orgue à toute bonne ripaille. N’étant pas le dernier aux fourneaux, et considérant qu’il revient à l’ouvrier du mets de le poser sur la table, de couper lui-même le gigot, le servir en l’accompagnant d’une portion raisonnable de haricots blancs, et l’arroser à la convenance de chacun de jus de sang et de graisse, j’avais eu l’idée de remplacer le traditionnel « bon appétit ! » par une nouvelle formule, quelque peu grivoise :
« A tout à l’heure ! » Cette locution interjective présentait l’avantage de faire sourire tout en imposant à mes hôtes l’arrêt des bavardages pour se consacrer à mon oeuvre et à rien d’autre, au moins pour un petit quart d’heure.
Fort du succès de mes gigots farcis de laurier, je partais à la conquête de l’Amérique, où je tentais de convertir les contrées latines à un « ¡ hasta luego ! » censé remplacer l’indétrônable « ¡ provecho ! ». En vain. Je rentrais de ce grand voyage sans avoir fait fortune. Mais quelle ne fut pas ma désillusion de découvrir qu’à Paris, le « bon appétit ! », sans avoir totalement disparu, en avait cédé à un saugrenu, précieux et fort ridicule : « Bonne dégustation ! » Des écoles de cuisine aux palaces, des cavistes aux pâtissiers, de Lille à Biarritz, en passant par la Lorraine, le virus de la « bonne dégustation ! » s’était répandu partout. Et on en est là. Alors, en attendant que Nadine de Rothschild nous tire de ce mauvais pas, je vous conseille la visite de l’exposition Les Tables du pouvoir, qui se tient depuis sa réouverture au Louvres-Lens.
Au-delà du cours magistral sur la fonction politique, sacrée, mythologique du repas à travers les âges, c’est aussi le mausolée des modes gastronomiques tombées en désuétude. Des superstitions, aussi, avec ce bézoard du xviie siècle, une pièce empruntée au Trésor de l’ordre des Chevaliers teutoniques, à Vienne.
Un bézoard, pour ceux qui, comme moi, n’ont pas lu Harry Potter, est une concrétion alimentaire (ou pharmaceutique) qu’on trouve dans l’estomac de certains animaux (parfois des humains), d’où son surnom de « pierre de fiel » ou « perle d’estomac ». Extrait des entrailles de son hôte, ce caillou serti d’or fin était un talisman contre le mauvais sort. Râpé comme une noix de muscade, il prévenait les empoisonnements par aspiration magique. Il servait à l’occasion de remède à la mélancolie, bien qu’Ambroise Paré l’ait traité comme un vulgaire placebo (de quoi je me mêle ?). Son grand frère en sorcellerie alimentaire est un languier en crapaudine du milieu du xve siècle… Quoi ? Vous ne savez pas ce que c’est qu’un languier ? Et une crapaudine non plus ? Vous avez donc besoin d’une bonne séance de rattrapage au Louvre-Lens. Le languier présenté dans cette expo est une pièce d’orfèvrerie aux formes terrifiantes, incrustée de pierres précieuses. A chaque extrémité de ses griffes, une dent de requin servait de réceptacle à des échantillons de nourriture, afin d’en tester la charge toxique. Ça prenait du temps. Mais n’est-ce pas le propre des rites ? Le temps de les accomplir, c’est toujours ça de pris sur la mort.
Christophe Donner, écrivain.