Enedis, pomme de discorde du « Grand EDF »
Le gestionnaire du réseau de distribution est au coeur du projet de réorganisation de l’électricien public. Les syndicats, craignant l’ouverture du capital au privé, s’y opposent farouchement.
C’est un chapitre de plus dans la saga florissante du petit boîtier vert fluo. Une fois encore, le compteur Linky a été le centre de toutes les attentions la semaine dernière. Point de départ de la controverse, une mèche allumée par Le Parisien quant au coût du compteur intelligent d’Enedis (filiale d’EDF), qui serait facturé aux particuliers dès 2022, alors qu’il a été présenté comme gratuit lors de son lancement, en 2011. Si la réalité est plus complexe (voir Lexpress.fr), l’opposition n’a pas hésité à prendre la balle au bond.
Et pour cause ! Alors que les débats entre Paris, Bruxelles et les syndicats portant sur la réorganisation d’EDF sont toujours aussi vifs, l’occasion était trop belle de taper sur l’exécutif. « Ce scandale n’est pas sans lien avec vos négociations dans l’opacité la plus totale avec la Commission européenne […]. C’est clair, les Français équipés d’un compteur Linky paieront demain pour rémunérer les actionnaires privés », s’est époumoné l’Insoumis Adrien Quatennens sur les bancs de l’Assemblée mardi dernier. Une saillie un brin énigmatique, qui fait en réalité écho à celle des syndicats d’EDF.
Frontalement opposée au projet de « Grand EDF » (ex-Hercule) souhaité par Bercy, l’intersyndicale s’inquiète tout particulièrement du sort d’Enedis. La réforme, qui ouvre la voie à une séparation d’EDF en trois entités distinctes (Bleu, Vert, Azur), prévoit de loger le gestionnaire du réseau de distribution d’électricité, avec les activités renouvelables et de commerce, au sein d’EDF Vert.
Derrière ce choix, une stratégie financière implacable. Enedis et ses quelque 38 000 hommes en bleu sont la poule aux oeufs d’or d’EDF. En dix ans, la filiale a remonté plus de 4,6 milliards d’euros de dividendes à sa maison mère (65 % des bénéfices, dans la moyenne européenne). Son activité et ses revenus sont promis à une forte croissance dans les prochaines années, grâce à la massification des énergies renouvelables (EnR), qu’il faudra raccorder au réseau, et à l’essor de la mobilité électrique.
Une équation financière qui n’a pas échappé à Bercy. Alors que de 30 à 35 % environ du capital d’EDF Vert doit être introduit en Bourse, l’exécutif et la direction d’EDF misent sur la pépite Enedis pour séduire les investisseurs, et défier ainsi les autres énergéticiens européens dans la course aux EnR. « Vous avez, d’un côté, une activité aux revenus régulés et en croissance : les réseaux. De l’autre, une activité qui nécessite des paris et des investissements forts : les renouvelables. L’équilibre global fait sens », plaide l’expert Emmanuel Autier, chez BearingPoint.
Un Meccano fragile pour les syndicats, qui voient d’un mauvais oeil cette ouverture au privé d’une partie d’EDF Vert, dont Enedis serait filiale à 100 %. « La direction veut se jeter dans la course infernale aux EnR avec Enel et Iberdrola. Mais cette financiarisation d’EDF Vert aboutira à la baisse des investissements dans le réseau pour améliorer les dividendes », tacle Philippe Page Le Mérour, secrétaire du comité social et économique central d’EDF. « La réforme va se faire au détriment des clients », s’alarme Frédéric Fransois, son homologue chez Enedis. L’intersyndicale, qui a lancé il y a trois semaines une vaste campagne pour alerter les Français, publicité et pétition à l’appui, craint notamment la fin de la péréquation tarifaire, qui garantit l’égalité des prix sur le territoire.
Autant de points sur lesquels elle fait cause commune avec les collectivités territoriales, propriétaires des réseaux. « Certains d’entre nous s’insurgeaient déjà des remontées de dividendes chaque année pour rémunérer l’actionnaire EDF. Le projet d’ouvrir le capital d’EDF Vert n’est pas pour nous rassurer », explique Jean-Luc Dupont, vice-président de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies. Du côté d’Enedis, on tente l’apaisement : « Le rôle et les missions sont réaffirmés par la réorganisation en cours d’étude, ainsi que l’importance de la péréquation tarifaire », défend le gestionnaire, qui rappelle également qu’EDF SA, groupe de tête et actionnaire majoritaire de l’entité Vert, demeure public.
Autant de garanties accueillies avec scepticisme côté syndicats. « Personne n’a oublié la privatisation de GDF, malgré les promesses de l’Etat », tonne Philippe Page Le Mérour, qui demande l’abandon du projet de réorganisation. Les syndicats réformistes se satisferaient-ils d’une intégration du distributeur d’énergie dans l’entité Bleu (détenu à 100 % par l’Etat) avec RTE et le nucléaire ? « Sans Enedis dans la corbeille de la mariée, la valorisation d’EDF Vert sera divisée par cinq », prévient un investisseur. Autant dire que le nouvel acteur ne pourra rivaliser à l’échelle européenne avec ses concurrents européens. Du côté de Bercy, on imagine mal l’adoption d’un tel scénario.