Comment rendre les animaux moins sensibles aux épidémies
En modifiant l’ADN de porcs ou de bovins, les scientifiques pourraient réduire l’impact de certaines maladies. Mais, pour l’heure, la réglementation freine les recherches.
Pour les biologistes anglais, le Brexit aura au moins eu un effet positif. Au cours du mois de juin, le Premier ministre, Boris Johnson, devrait assouplir la réglementation concernant l’édition génomique des animaux. Cette décision – qui concerne également les plantes – permettra à notre voisin d’avancer plus vite que le reste de l’Europe vers la production et la commercialisation d’espèces dont l’ADN a été volontairement modifié. En France, certains scientifiques ne cachent pas leur frustration. Car de ce côté-ci de la Manche, les freins juridiques restent serrés, en dépit de pistes de recherche prometteuses.
« En matière de modification du génome, le grand public connaît surtout les OGM : par une technique dite de transgenèse, les chercheurs sont capables d’insérer un bout de fragment d’ADN d’une espèce dans celui d’une autre. Soit pour la faire grandir plus vite, soit pour la rendre plus résistante à des herbicides ou à des pesticides, comme dans les exemples les plus médiatisés chez les végétaux », rappelle Hervé Acloque, biologiste moléculaire au département Génétique animale de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) à Jouy-en-Josas (Yvelines). L’édition génomique fonctionne différemment : fondée sur la technologie CrisprCas9, les fameux ciseaux moléculaires, elle permet de cibler très précisément un gène ou un site sur le génome d’un organisme et de le modifier, sans utiliser ni insérer d’ADN étranger.
« Une molécule sert de guide. Elle va reconnaître spécifiquement la région que l’on veut modifier, puis une enzyme va effectuer le travail », explique Xavier Montagutelli, généticien et directeur d’un laboratoire de génétique de la souris à l’Institut Pasteur. « Par rapport aux technologies OGM, c’est une intervention extrêmement précise, du cousu main », précise Edwige Quillet, cheffe du département Génétique animale à l’Inrae.
En changeant à la marge le code génétique, les chercheurs parviennent à influer sur des « caractères » donnés, comme la résistance à des virus. La technique est encore un peu grossière : elle consiste à supprimer le récepteur de certaines cellules afin d’empêcher le virus de s’y fixer. Ainsi une équipe du Roslin Institute à Edimbourg (Ecosse) a réussi à produire récemment des porcs insensibles au syndrome de détresse respiratoire porcin (SDRP). « Soyons clairs, la transgenèse continue de rendre des services inestimables dans la recherche fondamentale. Utilisée sur des souris, par exemple, elle permet aux chercheurs d’évaluer l’efficacité des vaccins contre le coronavirus. Cependant, l’édition se révèle précise et, surtout, elle crée de manière accélérée des mutations qui pourraient se produire naturellement au fil des générations. En d’autres termes, elle fait gagner beaucoup de temps par rapport aux méthodes de sélections pratiquées par les éleveurs », juge Xavier Montagutelli. « C’est une technique prometteuse en matière de prévention des maladies infectieuses. Pensez à la fièvre aphteuse, ou à la peste porcine africaine. Cette dernière, contre laquelle il n’existe pas de remède ni de vaccin, peut entraîner l’éradication de millions d’animaux. L’Organisation mondiale de la santé animale répertorie plus de 50 maladies affectant les animaux, susceptibles d’avoir de graves conséquences sur la santé du bétail domestique et/ou la santé publique. Le recours à l’édition génomique pourrait vraiment être la prophylaxie des grandes maladies zoonotiques du xxie siècle », conclut Michel Thibier, docteur vétérinaire, spécialiste des biotechnologies de la reproduction animale et professeur honoraire à AgroParisTech.
Son utilisation non seulement limiterait les foyers d’infection, mais aussi réduirait la production d’antibiotiques. Appliquée aux bovins, l’édition du génome pourrait aussi rendre les pratiques d’écornage obsolètes et, pourquoi pas, faciliter l’adaptation de certaines espèces au changement climatique. Du moins en théorie. « Sur le papier, il y a beaucoup d’applications envisageables. En pratique, c’est un peu plus compliqué : les techniques restent délicates à mettre en oeuvre . On n’arrive pas tout de suite au résultat escompté. Plusieurs générations peuvent être nécessaires pour obtenir les individus désirés. Enfin, pour modifier un caractère par édition génomique, il faut connaître les gènes, parfois très nombreux, qui contrôlent son expression et, parmi ceux-ci, ceux qu’il serait le plus intéressant de modifier. Cette information n’existe pas toujours », constate Edwige Quillet. Parfois, certaines modifications non désirées – désignées sous le nom de off target – apparaissent. C’est le cas, par exemple, lorsque la molécule guide n’a pas été conçue avec suffisamment de rigueur, ou quand, dans le génome, par hasard, quelques séquences ressemblent à celles que l’on cible. « On manque encore de recul sur les effets
induits possibles », reconnaît Hervé Acloque. Ainsi, supprimer un récepteur cellulaire sur un animal n’a rien d’anodin. « Un génome peut être vu comme un ruban qui porte des informations interagissant entre elles. C’est un réseau complexe. Quand on bouscule quelque chose à un endroit, nécessairement, on bouscule un peu l’ensemble » analyse Edwige Quillet.
« C’est vrai qu’il manque des connaissances fondamentales, mais celles-ci peuvent justement s’acquérir grâce à un investissement intensif sur la recherche. A condition, toutefois, que la législation le permette. Or, pour l’heure, ce n’est pas le cas », regrette Michel Thibiet. « Sur un plan juridique, la production et l’utilisation à des fins scientifiques d’animaux dont le génome est édité est doublement encadrée. Les protocoles ne sont autorisés qu’après examen par un comité éthique en expérimentation animale. La réglementation sur l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés s’applique également avec un avis du Haut Conseil des biotechnologies », détaille Edwige Quillet. « Le problème est que, actuellement, la loi met les OGM et l’édition génomique dans le même sac. Alors que cette dernière, sur un plan moléculaire, apporte des modifications impossibles à distinguer d’un processus naturel. Finalement, les chercheurs n’ont pas envie de travailler sur l’édition des animaux. Ils savent très bien que la réglementation va bloquer tous les débouchés », dénonce Xavier Montagutelli.
« Il y a beaucoup de frilosité sur ce sujet. Nos dirigeants craignent un rejet d’une partie de la population, comme on a pu le voir sur les OGM. Cependant, nous sommes en train de prendre un retard considérable, prévient Michel Thibier. Dans d’autres pays, tels que la Chine, les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou le Canada, les recherches avancent, car elles bénéficient d’un cadre beaucoup plus favorable. Si l’Europe s’avère incapable d’investir, nous serons peut-être condamnés demain à acheter des embryons modifiés dans ces pays. »
« Nous ne demandons pas de créer des animaux modifiés en série. Il s’agit d’autoriser quelques essais destinés à protéger certaines espèces contre des agents pathogènes pour lesquels nous n’avons pas de solution vaccinale », plaide Jean-Pierre Jégou, président de l’Académie vétérinaire de France. « Ces recherches seraient réalisées dans un cadre contrôlé : des animaux suivis et parfaitement identifiés, avec la possibilité d’interrompre les travaux si nécessaire », poursuit le vétérinaire, qui déplore un manque d’ouverture du côté de la Commission européenne. « L’édition génomique n’a rien d’un remède miracle. On ne l’utilisera pas systématiquement pour traiter toutes les maladies infectieuses, ajoute Xavier Montagutelli. Cela n’aurait pas de sens. Mais doit-on se priver de cet outil qui peut être très pertinent dans certains cas ? Ce serait dommage », estime le scientifique.
Cela pénaliserait en plus d’autres types de recherches. « On se focalise sur l’édition des bases de l’ADN. Mais, grâce aux outils Crispr-Cas9, on a découvert qu’on pouvait modifier beaucoup d’autres choses, indique Hervé Acloque. Par exemple, éditer les ARN permet de moduler les phénotypes sans modifier la séquence du génome. Il est également possible de modifier certaines protéines, ou couches d’informations qui sont présentes sur la molécule d’ADN, mais qui n’en font pas partie. En suivant ces différentes pistes, on pourra peut-être, un jour, améliorer la résistance des animaux à des virus ou à des bactéries ». Mais pour l’heure, pressent un autre chercheur, « le risque est plutôt de voir toutes ces idées tuées dans l’oeuf ».