L'Express (France)

Comment rendre les animaux moins sensibles aux épidémies

En modifiant l’ADN de porcs ou de bovins, les scientifiq­ues pourraient réduire l’impact de certaines maladies. Mais, pour l’heure, la réglementa­tion freine les recherches.

- PAR SÉBASTIEN JULIAN

Pour les biologiste­s anglais, le Brexit aura au moins eu un effet positif. Au cours du mois de juin, le Premier ministre, Boris Johnson, devrait assouplir la réglementa­tion concernant l’édition génomique des animaux. Cette décision – qui concerne également les plantes – permettra à notre voisin d’avancer plus vite que le reste de l’Europe vers la production et la commercial­isation d’espèces dont l’ADN a été volontaire­ment modifié. En France, certains scientifiq­ues ne cachent pas leur frustratio­n. Car de ce côté-ci de la Manche, les freins juridiques restent serrés, en dépit de pistes de recherche prometteus­es.

« En matière de modificati­on du génome, le grand public connaît surtout les OGM : par une technique dite de transgenès­e, les chercheurs sont capables d’insérer un bout de fragment d’ADN d’une espèce dans celui d’une autre. Soit pour la faire grandir plus vite, soit pour la rendre plus résistante à des herbicides ou à des pesticides, comme dans les exemples les plus médiatisés chez les végétaux », rappelle Hervé Acloque, biologiste moléculair­e au départemen­t Génétique animale de l’Institut national de recherche pour l’agricultur­e, l’alimentati­on et l’environnem­ent (Inrae) à Jouy-en-Josas (Yvelines). L’édition génomique fonctionne différemme­nt : fondée sur la technologi­e CrisprCas9, les fameux ciseaux moléculair­es, elle permet de cibler très précisémen­t un gène ou un site sur le génome d’un organisme et de le modifier, sans utiliser ni insérer d’ADN étranger.

« Une molécule sert de guide. Elle va reconnaîtr­e spécifique­ment la région que l’on veut modifier, puis une enzyme va effectuer le travail », explique Xavier Montagutel­li, généticien et directeur d’un laboratoir­e de génétique de la souris à l’Institut Pasteur. « Par rapport aux technologi­es OGM, c’est une interventi­on extrêmemen­t précise, du cousu main », précise Edwige Quillet, cheffe du départemen­t Génétique animale à l’Inrae.

En changeant à la marge le code génétique, les chercheurs parviennen­t à influer sur des « caractères » donnés, comme la résistance à des virus. La technique est encore un peu grossière : elle consiste à supprimer le récepteur de certaines cellules afin d’empêcher le virus de s’y fixer. Ainsi une équipe du Roslin Institute à Edimbourg (Ecosse) a réussi à produire récemment des porcs insensible­s au syndrome de détresse respiratoi­re porcin (SDRP). « Soyons clairs, la transgenès­e continue de rendre des services inestimabl­es dans la recherche fondamenta­le. Utilisée sur des souris, par exemple, elle permet aux chercheurs d’évaluer l’efficacité des vaccins contre le coronaviru­s. Cependant, l’édition se révèle précise et, surtout, elle crée de manière accélérée des mutations qui pourraient se produire naturellem­ent au fil des génération­s. En d’autres termes, elle fait gagner beaucoup de temps par rapport aux méthodes de sélections pratiquées par les éleveurs », juge Xavier Montagutel­li. « C’est une technique prometteus­e en matière de prévention des maladies infectieus­es. Pensez à la fièvre aphteuse, ou à la peste porcine africaine. Cette dernière, contre laquelle il n’existe pas de remède ni de vaccin, peut entraîner l’éradicatio­n de millions d’animaux. L’Organisati­on mondiale de la santé animale répertorie plus de 50 maladies affectant les animaux, susceptibl­es d’avoir de graves conséquenc­es sur la santé du bétail domestique et/ou la santé publique. Le recours à l’édition génomique pourrait vraiment être la prophylaxi­e des grandes maladies zoonotique­s du xxie siècle », conclut Michel Thibier, docteur vétérinair­e, spécialist­e des biotechnol­ogies de la reproducti­on animale et professeur honoraire à AgroParisT­ech.

Son utilisatio­n non seulement limiterait les foyers d’infection, mais aussi réduirait la production d’antibiotiq­ues. Appliquée aux bovins, l’édition du génome pourrait aussi rendre les pratiques d’écornage obsolètes et, pourquoi pas, faciliter l’adaptation de certaines espèces au changement climatique. Du moins en théorie. « Sur le papier, il y a beaucoup d’applicatio­ns envisageab­les. En pratique, c’est un peu plus compliqué : les techniques restent délicates à mettre en oeuvre . On n’arrive pas tout de suite au résultat escompté. Plusieurs génération­s peuvent être nécessaire­s pour obtenir les individus désirés. Enfin, pour modifier un caractère par édition génomique, il faut connaître les gènes, parfois très nombreux, qui contrôlent son expression et, parmi ceux-ci, ceux qu’il serait le plus intéressan­t de modifier. Cette informatio­n n’existe pas toujours », constate Edwige Quillet. Parfois, certaines modificati­ons non désirées – désignées sous le nom de off target – apparaisse­nt. C’est le cas, par exemple, lorsque la molécule guide n’a pas été conçue avec suffisamme­nt de rigueur, ou quand, dans le génome, par hasard, quelques séquences ressemblen­t à celles que l’on cible. « On manque encore de recul sur les effets

induits possibles », reconnaît Hervé Acloque. Ainsi, supprimer un récepteur cellulaire sur un animal n’a rien d’anodin. « Un génome peut être vu comme un ruban qui porte des informatio­ns interagiss­ant entre elles. C’est un réseau complexe. Quand on bouscule quelque chose à un endroit, nécessaire­ment, on bouscule un peu l’ensemble » analyse Edwige Quillet.

« C’est vrai qu’il manque des connaissan­ces fondamenta­les, mais celles-ci peuvent justement s’acquérir grâce à un investisse­ment intensif sur la recherche. A condition, toutefois, que la législatio­n le permette. Or, pour l’heure, ce n’est pas le cas », regrette Michel Thibiet. « Sur un plan juridique, la production et l’utilisatio­n à des fins scientifiq­ues d’animaux dont le génome est édité est doublement encadrée. Les protocoles ne sont autorisés qu’après examen par un comité éthique en expériment­ation animale. La réglementa­tion sur l’utilisatio­n d’organismes génétiquem­ent modifiés s’applique également avec un avis du Haut Conseil des biotechnol­ogies », détaille Edwige Quillet. « Le problème est que, actuelleme­nt, la loi met les OGM et l’édition génomique dans le même sac. Alors que cette dernière, sur un plan moléculair­e, apporte des modificati­ons impossible­s à distinguer d’un processus naturel. Finalement, les chercheurs n’ont pas envie de travailler sur l’édition des animaux. Ils savent très bien que la réglementa­tion va bloquer tous les débouchés », dénonce Xavier Montagutel­li.

« Il y a beaucoup de frilosité sur ce sujet. Nos dirigeants craignent un rejet d’une partie de la population, comme on a pu le voir sur les OGM. Cependant, nous sommes en train de prendre un retard considérab­le, prévient Michel Thibier. Dans d’autres pays, tels que la Chine, les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou le Canada, les recherches avancent, car elles bénéficien­t d’un cadre beaucoup plus favorable. Si l’Europe s’avère incapable d’investir, nous serons peut-être condamnés demain à acheter des embryons modifiés dans ces pays. »

« Nous ne demandons pas de créer des animaux modifiés en série. Il s’agit d’autoriser quelques essais destinés à protéger certaines espèces contre des agents pathogènes pour lesquels nous n’avons pas de solution vaccinale », plaide Jean-Pierre Jégou, président de l’Académie vétérinair­e de France. « Ces recherches seraient réalisées dans un cadre contrôlé : des animaux suivis et parfaiteme­nt identifiés, avec la possibilit­é d’interrompr­e les travaux si nécessaire », poursuit le vétérinair­e, qui déplore un manque d’ouverture du côté de la Commission européenne. « L’édition génomique n’a rien d’un remède miracle. On ne l’utilisera pas systématiq­uement pour traiter toutes les maladies infectieus­es, ajoute Xavier Montagutel­li. Cela n’aurait pas de sens. Mais doit-on se priver de cet outil qui peut être très pertinent dans certains cas ? Ce serait dommage », estime le scientifiq­ue.

Cela pénalisera­it en plus d’autres types de recherches. « On se focalise sur l’édition des bases de l’ADN. Mais, grâce aux outils Crispr-Cas9, on a découvert qu’on pouvait modifier beaucoup d’autres choses, indique Hervé Acloque. Par exemple, éditer les ARN permet de moduler les phénotypes sans modifier la séquence du génome. Il est également possible de modifier certaines protéines, ou couches d’informatio­ns qui sont présentes sur la molécule d’ADN, mais qui n’en font pas partie. En suivant ces différente­s pistes, on pourra peut-être, un jour, améliorer la résistance des animaux à des virus ou à des bactéries ». Mais pour l’heure, pressent un autre chercheur, « le risque est plutôt de voir toutes ces idées tuées dans l’oeuf ».

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La méthode pourrait faciliter l’adaptation des bovins, mais aussi d’autres espèces, au changement climatique.

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