L'Express (France)

A la recherche de la génération perdue

Dans un ouvrage érudit et mélancoliq­ue, l’historien Ralph Schor évoque le Paris qui, de 1919 à 1939, fut la terre d’accueil des meilleurs écrivains américains. Une époque bénie.

- LE PARIS DES ÉCRIVAINS AMÉRICAINS 1919-1939 PAR RALPH SCHOR. PERRIN, 247 P., 19 €. L.-H. DE L. R.

Qui se souvient d’Alan Seeger ? Ce poète attachant, né dans la meilleure société new-yorkaise, arrive à Paris dès 1912. Il se mêle au milieu littéraire, fréquente les salons de Gertrude Stein et de Natalie Barney, collabore au Mercure de France. En 1914, il s’engage dans la Légion étrangère, « non par haine des Allemands ou de l’Allemagne, mais par amour pour la France ». Cette passion lui est fatale : en 1916, il meurt au front, dans la Somme. Bien moins connu que Fitzgerald, Hemingway, Ezra Pound ou Henry Miller, il est pourtant le premier représenta­nt de cette scène qui est entrée dans les manuels d’histoire littéraire sous le nom de « génération perdue » (expression trouvée par Gertrude Stein).

Dans Le Paris des écrivains américains, le livre passionnan­t qu’il leur consacre, Ralph Schor estime à 200 le nombre d’artistes, éditeurs et bambocheur­s ayant fui les Etats-Unis pour la France. Qu’y cherchent-ils ? Au sortir de la Grande Guerre, qui a permis à de nombreux soldats de découvrir notre pays, Paris est une fête, comme nous l’explique l’historien : « La naissance de la génération perdue constitue d’abord un phénomène collectif, apparu dans une petite partie de la société américaine. Des intellectu­els et des artistes, généraleme­nt jeunes et sensibles, ont progressiv­ement pris conscience de certains traits jugés négatifs imprégnant le milieu dans lequel ils vivaient : codes moraux comme le conformism­e, le puritanism­e, l’ordre moral ; valeurs telles que l’ardente volonté de réussite matérielle, le culte de la modernité, le désintérêt pour l’art et la pensée pure. Certains de ces créateurs souffraien­t aussi de vivre dans un pays jeune, dépourvu des racines dans lesquelles la recherche culturelle et artistique peut s’ancrer. »

Ezra Pound tient Paris pour le « paradis des artistes », quand Gertrude Stein dit que notre capitale est la « toile de fond naturelle pour l’art et la littératur­e du xxe siècle ». Il y a le cliché d’un Paris de carte postale, la vie à la française – et, de façon plus prosaïque, un taux de change très favorable au dollar, qui augmente considérab­lement le pouvoir d’achat des

Américains, raison pour laquelle Fitzgerald vient dilapider chez nous ses droits d’auteur.

Ce monde oscille entre la bohème chère à Miller et le luxueux hôtel particulie­r de Natalie Barney, sis rue Jacob. Si les droits de l’homme sont souvent chez nous un mythe dont on s’enorgueill­it plus qu’une réalité qui se vit, il règne alors un vrai vent de liberté. Rappelons que, en 1921, le grand René Maran a été le premier Noir à recevoir le prix Goncourt (pour Batouala. Véritable roman nègre). Icône de son vivant, il accueille les quelques intellectu­els afro-américains exilés à Paris, tel Langston Hughes. Lequel est par ailleurs bisexuel, et cela saute aux yeux à la lecture du Paris des écrivains américains : il s’agit d’un âge d’or pour la communauté homosexuel­le, surtout féminine.

Gertrude Stein, Natalie Barney, Sylvia Beach et Adrienne Monnier : les quatre femmes les plus importante­s de cette scène sont toutes lesbiennes. A ce carré d’as, il convient d’ajouter Alice Toklas, Margaret Anderson, Djuna Barnes, Janet Flanner, Jane Heap, Solita Solano… Comment Ralph Schor explique-t-il ce phénomène inédit ? « Par les raisons développée­s plus haut : l’impossibil­ité dans la prude société américaine de vivre facilement une sexualité particuliè­re. Exemple proche : à Paris, Nancy Cunard vivait avec le pianiste de jazz noir Henry Crowder. Quand elle effectua avec lui un voyage à New York, grande métropole moderne et cosmopolit­e éloignée des prévention­s raciales du Sud profond, elle descendit pourtant dans un hôtel différent de celui de son ami. Il serait évidemment erroné de penser que le milieu français se montrait unanimemen­t tolérant. Mais à Paris, dans les quartiers en vogue et au sein de l’intelligen­tsia, il était possible de vivre paisibleme­nt sa différence et de publier des livres abordant explicitem­ent le sujet. J’ajoute que l’homosexual­ité était alors peu militante. La priorité était de vivre librement. »

Tout, bien sûr, n’est pas rose. Il y a aussi des jalousies, voire des haines : le hâbleur Hemingway, par exemple, est détesté par bon nombre de ses confrères. Il est vrai qu’il n’est pas le dernier quand il s’agit de répandre médisances et ragots, notamment quand il affirme que Zelda Fitzgerald, jalouse du talent de son mari, le pousserait à boire pour qu’il passe à côté de son oeuvre…

En 1939, comme beaucoup d’autres, Anaïs Nin part de Paris. Elle écrit dans son Journal : « Nous savions tous que nous quittions un style de vie que nous ne retrouveri­ons jamais plus, des amis que peut-être nous ne reverrions jamais. Je savais que c’était la fin de notre vie romantique. » Après 1945, les écrivains américains ne se réinstalle­nt pas en France. Certains y reviendron­t en pèlerinage, mais l’aventure est finie. La mode existentia­liste remplace la génération perdue. Fitzgerald était mort d’une crise cardiaque à Hollywood en 1940. Il était temps. Qu’aurait-il bien pu raconter à Jean-Paul Sartre ?

Au sortir de la Grande Guerre, qui a permis à de nombreux soldats de découvrir notre pays, la capitale est une fête. Il règne alors un vrai vent de liberté

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