L'Express (France)

Pendant ce temps-là, Moscou et Pékin s’activent, par Jérémie Gallon

Occupés à faire front contre l’empire du Milieu, les Occidentau­x auraient tort de négliger l’axe Moscou-Pékin, qui ne cesse de se renforcer.

- par Jérémie Gallon* Jérémie Gallon est directeur général pour l’Europe du cabinet de conseil géopolitiq­ue McLarty Associates. Il enseigne les questions internatio­nales à Sciences po et vient de publier Henry Kissinger, l’Européen (Gallimard).

Alors que tous les regards étaient tournés vers la visite de Joe Biden en Europe, il est un défi historique que les dirigeants occidentau­x auraient tort de sous-estimer : la convergenc­e croissante entre Pékin et Moscou. Si un traité d’amitié sino-russe a été signé dès 2001, tout s’est accéléré depuis la crise ukrainienn­e de 2014. Sur les plans technologi­que, économique, diplomatiq­ue et militaire, le lien unissant les deux pays est désormais d’une telle force que Vladimir Poutine a récemment reconnu que « jamais, au cours de l’Histoire, les relations russo-chinoises n’ont atteint un tel niveau ». Il est d’abord des raisons structurel­les qui expliquent cette proximité accrue. La Chine et la Russie partagent trois caractéris­tiques essentiell­es : une volonté de puissance, une conscience aiguë de leur territoire et de leur sphère d’influence, et la maîtrise d’un récit qui lie le passé, le présent et l’avenir. Tandis que la politique étrangère de Pékin s’inscrit dans une histoire plurimillé­naire, Moscou se pose aujourd’hui en nouvelle Rome, seule à même de défendre l’héritage chrétien face à la prétendue décadence de l’Occident. Quel que soit le jugement moral que l’on porte sur leurs actions, ces deux puissances ont en commun de penser leur diplomatie dans le temps long. Régimes autoritair­es qui se structuren­t autour d’un pouvoir personnel très fort, la Chine et la Russie cultivent également, comme ferment d’unité de leur société et matrice de leur vision du monde, le sentiment d’avoir été humilié par l’Occident. Dans ce contexte, les moyens de pression économique employés à leur encontre, que ce soit les sanctions adoptées contre la Russie ou la guerre commercial­e lancée par l’administra­tion Trump contre la Chine, sont perçus comme une nouvelle forme d’impérialis­me contre laquelle il convient de faire front.

C’est en premier lieu sur les plans économique et technologi­que que s’affirme la coopératio­n sino-russe. Alors que Moscou a un besoin vital de capitaux chinois, Pékin sait qu’il peut trouver chez son voisin des talents et une expertise qui lui manquent encore. Dans les télécoms, la fintech ou les semi-conducteur­s, la coopératio­n bat son plein. Tout comme dans les domaines cruciaux de l’intelligen­ce artificiel­le ou des biotechnol­ogies. Sur le plan militaire, la Russie n’hésite plus à partager ses technologi­es les plus pointues. Pendant que Moscou aide Pékin à se doter d’un système d’alerte avancée pour la défense antimissil­e, les manoeuvres militaires conjointes se multiplien­t, notamment dans le bassin Indo-Pacifique. Les deux Etats, qui ont un intérêt commun à voir les démocratie­s déstabilis­ées de l’intérieur, ont aussi fait de la désinforma­tion un outil commun au service de leur puissance. C’est enfin dans l’arène diplomatiq­ue que la Chine et la Russie se soutiennen­t, notamment pour favoriser l’adoption de normes et de règles conformes à leurs intérêts. Sur les questions de l’exploratio­n spatiale, de la régulation des télécoms et de la gouvernanc­e de l’Internet, elles forment un front anti-occidental aussi puissant qu’influent. Certes, cette relation fait face à des défis importants, au premier rang desquels son asymétrie. A Moscou, de nombreuses voix s’inquiètent de la dépendance croissante de l’économie à l’égard de la Chine, de la présence de celle-ci en Sibérie orientale et de la perte de souveraine­té en matière d’infrastruc­tures technologi­ques, notamment dans le domaine de la 5G. Et, en Arctique et en Asie centrale, les intérêts russes et chinois divergent. Cependant, les Occidentau­x seraient naïfs de croire qu’ils pourront aisément recréer, comme surent le faire Nixon et Kissinger en 1972, un fossé entre la Chine et la Russie. Jusqu’à présent, celles-ci ont veillé à ménager leurs susceptibi­lités. De plus, s’il est incontesta­ble qu’il n’acceptera jamais de devenir le vassal de Pékin, le régime russe est convaincu que le chemin sur lequel il s’est engagé est le seul possible. Dans un contexte où ses leviers d’action sont très limités, l’Europe doit analyser avec lucidité la relation sino-russe. Parallèlem­ent, elle doit renforcer au plus vite sa cybersécur­ité, afin de répondre aux menaces qui pèsent dorénavant sur elle. L’heure tourne, et l’Europe n’a pas d’autre choix.

Dans les télécoms, la fintech, les semi-conducteur­s, la coopératio­n entre la Russie et la Chine bat son plein

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