Petite gifle, ou grande claque ?, par Chloé Morin
Si le président a déjà tourné la page, ce soufflet marquera le quinquennat. Reste à savoir ce que nous en ferons.
Les images, commentées, disséquées, moquées ou déplorées, ont fait le tour du monde, et suscitent l’interrogation : mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond en France ? Les responsables politiques, soudain unanimes, se sont levés pour condamner ce geste. La dimension symbolique et la violence de l’acte justifient la force de la sidération collective, n’en déplaise aux indifférents qui estiment que nous y avons accordé trop de temps. Mais la dimension symbolique n’explique pas tout. L’accrochage de Nicolas Sarkozy devant une barrière dans un scénario quasi similaire, les crachats sur Jacques Chirac, la baffe à Manuel Valls ou l’enfarinage de François Hollande n’ont pas provoqué un tel émoi : des formes de résignation et de relativisme semblent s’être installées au fil du temps face à la spirale de la violence et à la déliquescence des valeurs, minant le fondement même de nos démocraties libérales.
Les symboles de l’autorité visés
Mais d’où vient, alors, ce sentiment, exprimé à longueur de commentaires et de tribunes par les observateurs comme les élus depuis plus d’une semaine, qu’une digue importante vient de sauter ? Cette gifle vient nous rappeler que, désormais, ce sont les symboles de l’autorité qui sont visés. L’assassinat du professeur Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine, les meurtres du policier Eric Masson à Avignon, de Stéphanie Monfermé, fonctionnaire du commissariat de Rambouillet, ces maires et ces forces de l’ordre sans cesse agressés, ces députés menacés, la liste est tout autant non exhaustive que vertigineuse. Les responsables politiques de tous bords ont fait ce même constat : c’est l’âme de notre démocratie, notre capacité de vivre et de décider ensemble qui sont en jeu.
Religion de la vitesse et du buzz
Les détours de l’Histoire recèlent toujours une part de mystère. Cette baffe restera sans effet pour notre démocratie si nous n’identifions pas tout ce qui fait reculer le civisme, le respect d’autrui, les pratiques et valeurs indispensables à notre vivreensemble. Par où commencer ? Responsabilité médiatico-politique, d’abord, de tous ceux qui influencent le débat, religion de la vitesse et du buzz, qui fabrique des heurts. Certains mots, certains gestes, quand ils viennent de figures d’autorité, font sauter les digues de l’acceptable. Déshumaniser certains groupes, les désigner à la vindicte, c’est légitimer les actes de ceux qui diront agir au lieu de parler. La modération, ça s’apprend. Les discours de haine et de rejet demandent à être traduits en actes. C’est ce que font ces individus qui se pensent investis de la légitimité d’agir. Responsabilité de certains médias, ensuite. La course à l’échalote – et aux audiences –, engagée depuis longtemps, a subi un coup d’accélérateur derrière une CNews chantre d’une France en état de guerre civile et en proie à des invasions barbares. Certains médias lui emboîtent le pas, délaissant au passage leur responsabilité citoyenne, pour gagner en part d’audience.
Et il ne se trouve plus guère de responsables politiques de gauche pour dire « halte au feu ! », tétanisés par la jurisprudence Jospin, cette idée selon laquelle la gauche qui dénoncerait un emballement médiatique sécuritaire ne pourrait être qu’angélique, laxiste, et donc disqualifiée.
Poujadisme et complotisme
Responsabilité encore de nos politiques, du système de pouvoir qui repose sur une conception masochiste de la réforme, l’effacement de l’opposition, délégitimée en permanence. Il faut ajouter la négation du rôle fondamental des corps intermédiaires, que le politique ne peut plus souffrir dans sa quête verticale de relation directe au peuple, oubliant ce que cela engendre de tensions qui finiront en affrontements réels. Responsabilité de chacune et chacun d’entre nous, enfin. Derrière les incivilités, la déresponsabilisation, la barbarie, c’est une notion centrale de notre pacte social qui se trouve atteinte : la citoyenneté. Nous sommes trop nombreux à confondre esprit critique avec complotisme, colère et indignations politiques avec poujadisme et rejet du « système ».
Trop nombreux à cliquer sur ce qui « buzze », regarder ce qui
« clashe », et nourrir ainsi la spirale qui est en train de faire de l’économie de l’émotion le seul et unique organisateur de nos vies sociales et politiques au risque de balayer la démocratie.
Gare à la petite gifle qui claque.