Rayonnement Quelle est l’influence réelle de la France en Europe ?
Paris pèserait beaucoup moins que Berlin, selon une étude. Mais l’Hexagone joue un rôle unique de « lanceur d’idées ».
Le volontarisme d’Emmanuel Macron pour faire voter le plan de relance européen n’aurait-il servi à rien ? Pas plus que ses passes d’armes avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan, au plus fort de la crise méditerranéenne ? La France a beau être la deuxième puissance économique de l’Union européenne (UE) et la seule à disposer d’une armée capable d’intervenir sur tous les fronts, son influence auprès des Vingt-Six n’est pas à la hauteur de son rang. Ce constat, qui ravira les déclinologues, est l’une des conclusions de l’étude menée par le German Marshall Fund (GMF) et la Fondation Bertelsmann auprès de 11 000 Européens, Turcs et Américains, publiée le 7 juin. Seulement 7 % d’entre eux considèrent que l’Hexagone est le pays le plus influent du Vieux Continent – chiffre en baisse depuis l’an dernier. En revanche, 60 % placent l’Allemagne au premier rang.
Voilà qui n’est pas de très bon augure alors que la France prend la présidence de l’UE en janvier prochain. Comment faire avancer les dossiers, si l’on ne pèse pas
suffisamment auprès de ses partenaires ? Ce problème remonte à loin, reconnaît Clément Beaune. « Durant plus de vingt ans, les autorités françaises ont laissé à l’abandon les institutions européennes, rappelle le secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes. Nous payons ces années d’inertie. » Très impliquées dans les instances bruxelloises durant les années Delors (1985-1995), les élites françaises ont, par la suite, déserté le terrain. Dans les couloirs de la Commission, on croisait alors des politiciens recasés et des pantouflards. « Allez à Bruxelles, vous y compterez les choux », plaisantait-on au Quai d’Orsay. Bref, pas vraiment la rampe de lancement idéale pour une carrière.
Aujourd’hui, les choses ont changé. La pandémie, mais aussi la défiance de Donald Trump envers ces Européens, plutôt considérés comme des rivaux que comme des alliés, ont remis Bruxelles au premier plan. Plus question d’envoyer au Berlaymont des seconds couteaux défendre les intérêts hexagonaux. Mais reconquérir sa place n’a pas été facile. Maîtres ès lobbies, les Allemands font la loi – et les lois ! – dans les institutions européennes. Ils noyautent les commissions et verrouillent les postes clefs. En 2018, les secrétaires généraux de la Commission, du Parlement et du Service pour l’action extérieure étaient allemands – comme les dirigeants de la Banque d’investissement et du mécanisme de stabilité… « Notre réengagement, entrepris en 2017, commence à produire ses effets, assure Clément Beaune. Nous sommes très actifs au Parlement. Mais il faut du temps pour modifier la perception. » « Trois années ne peuvent suffire à rattraper le retard accumulé depuis si longtemps », renchérit Jérémie Gallon, directeur général Europe du cabinet de conseil géopolitique McLarty Associates. Selon lui, il ne suffit pas d’envoyer quelques politiciens pour changer les rapports de force. « A Bruxelles, l’influence se construit sur le long terme. Dans ce contexte, la France ne doit pas sous-estimer le rôle des fonctionnaires des institutions : ce sont eux qui font avancer les dossiers et façonnent l’agenda européen. » « Sur ce point, les choses progressent, assure Pierre Vimont, qui fut diplomate et représentant
« Il ne se passerait pas grand-chose en Europe sans les coups de boutoir politiques des Français »
de la France auprès de l’UE. Longtemps, Paris parachutait des fonctionnaires à Bruxelles, ce qui n’était pas du tout apprécié par nos partenaires. Aujourd’hui, ils y font carrière, ce qui leur confère davantage de légitimité. »
Réinvestir la machine bruxelloise, c’est bien, mais il faut aussi en comprendre les subtilités. La piètre performance hexagonale dans l’enquête peut aussi être interprétée comme un « reproche des Européens vis-à-vis d’une forme d’unilatéralisme à la française et d’un manque de concertation », estime Alexandra de Hoop
Scheffer, coordinatrice de l’étude et directrice du bureau parisien du GMF.
Plutôt que de chercher le consensus, les Français avancent souvent seuls. Une approche qui, estime Jérémie Gallon, exaspère nos partenaires : « Contrairement aux Allemands, qui bâtissent des coalitions et trouvent des compromis, nos compatriotes avancent souvent sans avoir fait ce travail de l’ombre. Alors même que nos intuitions sont souvent bonnes, cela nous conduit à irriter nos partenaires et voir s’opposer des Etats membres qui sont pourtant d’accord avec nous ! »
En filigrane, une critique : le discours européen est, en France, trop souvent porté par un seul homme. Trop « Macroncentré », l’activisme hexagonal manque de relais… mais aussi de modestie, entend-on souvent à Bruxelles. « Oui, c’est vrai, les Français sont arrogants, soupire JeanDominique Giuliani, président de la Fondation Robert-Schuman. Mais il ne se passerait pas grand-chose en Europe s’ils ne donnaient pas ces coups de boutoir politiques… » Et de remarquer que les concepts macroniens « d’Europe puissance » et « d’autonomie stratégique », qui suscitaient au départ une certaine réserve, sont aujourd’hui au coeur des discussions – Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, ne les a-t-elle pas repris à son compte lorsqu’elle a évoqué, en septembre 2020, l’émergence d’une « Europe géopolitique » ?
« Après tout, la vocation de la France n’est-elle pas d’être cette “usine à idées” capable de faire avancer le projet européen ? suggère Pierre Vimont. Peu de pays jouent ce rôle, pas même l’Allemagne. » Dans sa biographie d’Angela Merkel, qui vient de paraître, Marion Van Renterghem – chroniqueuse à L’Express – évoque cette scène de 2016 où l’ancien directeur de l’Organisation mondiale du commerce, Pascal Lamy, implore la chancelière, pour relancer le projet européen alors en panne, de lui « donner une vision, une narration ». Peine perdue. « Ne me demandez pas de devenir le chantre de l’Europe, lui répondelle. Je ne sais pas faire. »
L’influence française est peut-être là, finalement. Dans cette capacité à provoquer des ruptures – plan de relance, défense commune, neutralité carbone… – qui seront ensuite « malaxées et digérées » par l’appareil bruxellois. Et tant pis si cela ne se traduit pas dans les chiffres…