L'Express (France)

Iran Les Gardiens de la révolution, le pouvoir de l’ombre

L’organisati­on paramilita­ire, véritable épine dorsale du régime islamique, pèsera lourd sur le mandat du président, qui sera élu ce 18 juin.

- PAR BEHROOZ ASSADIAN, AVEC HAMDAM MOSTAFAVI

Un regard déterminé sous des sourcils arqués ; une barbe et des cheveux blancs coupés court. Surplomban­t les autoroutes et s’affichant sur des murs entiers de Téhéran, ce visage familier des Iraniens est celui du plus connu des Gardiens de la révolution (« Sepah-e pasdaran » en persan) : le général Soleimani, tué en janvier 2020 lors d’une frappe américaine. Il incarnait cette organisati­on paramilita­ire, née en même temps que le régime islamique, en 1979 : 190 000 hommes, fanatisés à l’extrême, élevés dans le culte des martyrs et ne rendant compte qu’au Guide suprême. Avec pour seule – vaste – mission : « Sauvegarde­r les acquis de la révolution en luttant contre l’ennemi intérieur et extérieur. »

Distincts de l’armée, ces combattant­s ont une influence bien plus significat­ive que celle du président de la République islamique, Hassan Rohani – dont le successeur sera élu ce 18 juin. Les deux principaux prétendant­s, Saïd Jalili et Ebrahim Raïssi, ont, du reste, tous les deux noué des liens avec les Gardiens de la révolution.

Adulés par certains, haïs par d’autres, ces hommes sont craints de tous. Leur rôle, cependant, ne se cantonne pas à la force coercitive. « Depuis leur mise en place en 1979, leur poids politique, économique et militaire a fortement augmenté, relève le politologu­e irano-suisse MohammedRe­za Djalili. Ils sont devenus l’épine dorsale du système iranien. »

Impossible de les éviter. « Les pasdaran, c’est à la fois le KGB et l’Armée rouge, un trust à l’américaine et un congloméra­t à la chinoise, commente Mohsen Sazegara, l’un des fondateurs de cette mouvance, exilé depuis 2003 aux Etats-Unis. Ils fabriquent aussi bien des puces électroniq­ues que des tracteurs. Ils ont un pied dans les médias et le cinéma, un autre dans le trafic de drogue et la prostituti­on. Ils sont la police et la mafia. » Et financent même des séries télévisées ou des films à la gloire du régime.

Leur organisati­on n’est pas née en Iran, mais… en France, à Neauphle-le-Château (Yvelines) où, à l’aube de la révolution de

Du BTP à l’industrie agroalimen­taire, ils détiennent des pans entiers du pays

1979, l’ayatollah Khomeini et ses disciples – dont Mohsen Sazegara – fomentent la chute du chah. A quelques pas de la résidence de l’ayatollah, l’idée d’une « armée populaire » prend forme, se souvient l’ancien combattant. « Les volontaire­s venaient de partout. On avait loué une chambre dans l’auberge, où je leur enseignais pendant une semaine les techniques de conflits non convention­nels et de la guérilla urbaine, avant de les envoyer dans les camps d’entraîneme­nt en Syrie et au Liban. »

Trois mois plus tard, le chah fuit le pays. La révolution est en marche et rien ne l’arrête. Les casernes tombent, l’une après l’autre. Le peuple se militarise, les tensions montent. « Il fallait réunir différente­s unités paramilita­ires et veiller sur la sécurité des villes pour protéger la révolution. Ce fut la mission des pasdaran, poursuit Mohsen Sazegara. Outre les conflits internes, nous craignions l’interventi­on américaine et le coup d’Etat de l’armée régulière. » Pourtant, ce n’est ni l’une ni l’autre,

mais l’attaque de Saddam Hussein qui fait basculer l’Iran dans le chaos. Le conflit avec l’Irak dure huit ans et laisse derrière lui un demi-million de morts et un pays en ruine. « La guerre est une aubaine », disait l’ayatollah Khomeini. Elle lui permet de renforcer son régime et d’écraser tous les opposants au nom de l’islam et du patriotism­e poussé à l’extrême. Un scénario macabre dans lequel les Gardiens de la révolution jouent un rôle central.

Après la « défense sacrée », les pasdaran s’engagent dans le « djihad de la reconstruc­tion ». « Face à la pression de près de 250 000 anciens combattant­s, de retour chez eux et au chômage, le président de la République Hachemi Rafsandjan­i fait alors la même chose que Deng Xiaoping, dans les années 1970, avec l’Armée populaire de libération : il leur offre un rôle crucial dans le redresseme­nt du pays », résume Ali Alfoneh, chercheur à l’Institut des Etats arabes du Golfe.

Sans véritable concurrent, les Gardiens de la révolution étendent rapidement leur influence économique. Du BTP aux secteurs financiers et bancaires, en passant par les industries agroalimen­taires, pétrochimi­ques et de télécommun­ications, ils détiennent aujourd’hui des pans entiers du pays. Exemple le plus emblématiq­ue, le congloméra­t Khatam al-Anbiya, le plus important d’Iran, avec 650 000 employés et contractue­ls, 5 000 entreprise­s de sous-traitance et plus de 800 filiales. Créé en 1988, il supervise plus de 10 000 projets de constructi­on, d’une valeur estimée à 50 milliards de dollars en 2016, soit 12 % du PIB national.

« L’empire des pasdaran, ainsi que les fondations révolution­naires et caritative­s, forment une grande partie de l’économie [NDLR : entre 20 et 40 % du PIB, d’après la plupart des estimation­s], poursuit Ali Alfoneh. Ils prétendent être des acteurs privés mais, en réalité, ils possèdent un statut semi-étatique et leurs opérations restent très peu transparen­tes. » Dégâts collatérau­x : une économie guère performant­e et une corruption galopante.

Forts de leurs liens avec les hauts gradés de l’armée, les Gardiens de la révolution sont bien placés au sein des ministères, des administra­tions et du Parlement. Ils ont la main sur la politique régionale de l’Iran et sur le programme d’armement ; disposent de leur propre média ; contrôlent les services de renseignem­ent et répriment toute voix dissidente. « Sur les 26 postes clefs au sommet de l’Etat, 11 sont occupés par les pasdaran et 12 par les religieux, précise le journalist­e Morad Vaisi. Les pasdaran ne sont plus seulement les gardiens du clergé chiite, ils se partagent le pouvoir avec lui. »

Reste à savoir s’ils parviendro­nt à accroître leur emprise sous le mandat de l’ultraconse­rvateur Ebrahim Raïssi, probable vainqueur de la présidenti­elle. « Omniprésen­ts dans la politique et l’économie, les Gardiens de la révolution n’ont pas encore réussi à complèteme­nt marginalis­er l’establishm­ent musulman. Il faudra observer si Raïssi, le seul candidat religieux, facilitera ou non ce projet », décrypte Ali Vaez, directeur du projet de recherche sur l’Iran au centre de réflexion américain Internatio­nal Crisis Group. Pour cet expert, l’Iran prend de plus en plus le chemin de l’autocratie militaire.

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Le portrait de l’ancien chef des pasdaran s’affiche sur les murs de Téhéran.

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