Ces sujets qui fracturent la communauté des « wikipédiens »
Sur Wikipédia, on dialogue… et on se déchire, aussi, à propos des débats idéologiques les plus brûlants du moment le terrorisme et l’écriture inclusive en tête.
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u sein du microcosme de Wikipédia, les anciens, les modernes et les non-alignés se souviennent du 6 janvier 2020. Ce jour-là, la bataille d’Hernani par écrans interposés a connu sa première conclusion sur la version française de l’encyclopédie. Le grand sondage interne visant à établir une pratique en matière d’écriture inclusive a abouti à un désaveu cinglant pour les promoteurs de cette dernière. Le point médian, cette graphie qui consiste à placer un point à l’intérieur d’un mot pour séparer sa forme masculine de sa forme féminine, a été rejeté par 253 voix contre 43. Seule la « féminisation rarement usitée des métiers et fonctions » comme « chevalière de la Légion d’honneur » a frisé l’approbation, avec 142 voix pour et 151 contre. « Ce vote a permis de simplifier les choses et de bloquer l’avancée des féministes », estime « Balthazar McPicsou », administrateur sur la plateforme, qui ne cache pas son opposition à cette pratique. Pourtant, le 16 avril, le sujet s’est de nouveau invité au menu du « Bistro », cet espace de discussion interne à la communauté des « wikipédiens ». Un membre s’est aperçu qu’un des sous-menus de la plateforme faisait mention de la « liste des contributions de l’utilisateur.ice ». « Le sondage concernait l’espace principal, et pas le reste. Ensuite, le nouveau code de conduite mentionne l’importance de genrer comme il faut, et “utilisateur” est un mégenrage massif [NDLR : action de désigner une personne par un genre qui ne correspond pas à celui de son identité] s’il est employé pour décrire l’ensemble de la communauté », a opposé « Nattes à chat », une contributrice à la page sur ces questions. Cette wikipédienne mène depuis plusieurs années une bataille pour donner plus de place aux femmes dans l’encyclopédie, où elles font l’objet de moins de 20 % des articles. En 2016, elle a lancé un projet, « les sans pagEs » afin de créer davantage de fiches biographiques de ce type. Début 2020, 5 000 pages avaient déjà été créées par les animatrices de ce projet, désormais décliné en site Internet spécifique, en groupe Facebook ou Twitter et dont le logo rassemble trois femmes, dont une voilée. Une imagerie très engagée, loin de la réputation de neutralité de la plateforme.
Dans le même esprit,« Noircir Wikipédia » s’est donné pour but de mieux référencer les « personnalités africaines » et « afro-descendantes », en évitant, notamment, les biais liés à une « sélection eurocentrée des sources ». Selon « Balthazar McPicsou », le fonctionnement en projet, qui permet de se retrouver sur une interface commune, favorise les logiques de pression idéologiques : « Même sans projet, certains utilisateurs ont recours aux mails de démarchage pour demander d’aller voter sur tel ou tel sujet. Donc le projet renforce cet aspect-là. »
Aucune recherche n’a encore été menée sur les idées politiques des contributeurs de Wikipédia. Il existe en revanche deux études de leur profil, réalisées par le groupement d’intérêt scientifique Marsouin, en 2011 et 2015. « Deux tiers sont des hommes, souvent diplômés au moins à bac +3 et âgés d’environ une trentaine d’années », résume Nicolas Jullien, le chercheur qui a coordonné les rapports. Rémi Mathis, président de Wikimédia France entre 2011 et 2014, estime que la sensibilité des contributeurs penche à gauche :
« Les gens de gauche aiment mettre en avant les défauts des gens de droite, et inversement »
« Les wikipédiens me semblent plus progressistes que la moyenne, assez en phase avec les nouvelles manières de voir la société, comme le mouvement “woke” par exemple ». Les pages consacrées à Elliot Page et à Chelsea Manning, personnalités transgenres, symbolisent le dilemme du petit monde de l’encyclopédie en ligne. Ces deux articles ont fait l’objet de guerres d’édition entre ceux qui souhaitaient que le « dead name » – prénom de naissance abandonné par les intéressés – disparaisse, et ceux qui voulaient qu’il continue à être utilisé. Résultat, ce 14 juin, la page consacrée à l’acteur mentionne le patronyme « Page » pour ne pas avoir à trancher, tandis que le contenu qui porte sur la militaire retient le prénom « Bradley » pour les occurrences antérieures à 2013. Mais cela pourrait changer, les débats sur Wikipédia n’étant jamais définitivement tranchés.
Pendant un temps, une petite communauté d’extrême droite a, elle aussi, tenté d’influencer le contenu de la plateforme. Dans leur ouvrage Le Système Soral (2015), les journalistes Robin D’Angelo et Mathieu Molard racontent comment des militants d’Egalité et réconciliation se sont introduits sur Wikipédia en 2010, dans le cadre d’une « stratégie d’occupation et d’investissement ». L’objectif ? Modifier des fiches comme « Dieudonné », « gouvernement mondial » ou « antisémitisme ». « Nous ne pourrons investir les articles ciblés immédiatement car il s’agira dans un premier temps d’installer nos différents personnages. Pour cela il faudra intervenir sur des articles totalement anodins », détaille le document rédigé par un des lieutenants d’Alain Soral, qui préconise d’« avancer par petits bataillons de trois à six personnages ». Aujourd’hui, la plupart des représentants d’extrême droite seraient inaudibles en raison de leur « manque de subtilité », estime Michel, un contributeur. Sur Wikipédia, le déficit de finesse est sanctionné et il en sait quelque chose : il a été banni en avril pour des démarchages sur les réseaux sociaux concernant des votes sur l’encyclopédie. Electeur d’Emmanuel Macron et « universaliste laïque », ce fonctionnaire en préretraite se désole du « militantisme » de certains utilisateurs. Il cite en exemple la récente suppression de la page consacrée à l’agression à la machette d’un enseignant juif à Marseille, le 11 janvier 2016, pour un motif djihadiste. « Ce triste fait divers est, depuis 2017, tombé dans l’oubli », justifie le contributeur Eric Messel, dont le point de vue est majoritaire parmi les votants. L’accusé avait pourtant bien été condamné pour tentative d’attentat terroriste. Deux jours après l’attentat de Romanssur-Isère, survenu le 4 avril 2020, où deux personnes avaient été tuées en pleine rue, la suppression de sa page a également été réclamée. « Le sujet de cet article est un fait divers qui n’aurait pas été monté en épingle sans le confinement », affirme « Ygnobl », à l’origine de la démarche. Finalement, les votants opteront pour son maintien.
Si elle existe, la « guerre culturelle » sur l’encyclopédie fait des dégâts dans tous les univers idéologiques, comme en témoigne le sort réservé à la page de l’historien de la colonisation Pascal Blanchard. Dès le deuxième paragraphe, il est indiqué, au 14 juin 2021, que ses travaux « ont fait l’objet de critiques et déclenché des polémiques avec des historiens lui reprochant d’être un idéologue ». Contacté, l’intéressé constate une « mécanique » difficile à contrer, qui donnerait un résultat « biaisé » : « La technique est toujours la même : faire ressortir des phrases clefs de ceux qui vous attaquent pour donner le sentiment d’une disproportion entre les critiques et le satisfecit. » Se pourrait-il que certains wikipédiens confirmés se livrent à une telle instrumentalisation de l’outil ? « Bien sûr, répond « Asterix757 », un contributeur actif des pages “idées”. Les gens de gauche aiment bien mettre en avant les défauts des personnes de droite, et inversement. » Mais quand on lui demande si lui-même utilise le site pour pousser son point de vue, ce trentenaire tique : « Plus maintenant, car Wikipédia m’a appris à sortir de mes préjugés, à argumenter. Cela fait progresser. »
Le chercheur Nicolas Jullien note qu’au sein de la communauté wikipédienne américaine, le système de délibérations par le dialogue a tendance à rapprocher les positions : « Aux Etats-Unis, quand un républicain et un démocrate arrivent sur Wikipédia, leurs points de vue sont très éloignés, et on constate qu’ils font de plus en plus de compromis au fur et à mesure des discussions. » De la même façon, au sein du microcosme français, la capacité à prendre du recul serait fortement appréciée. « Il y a des gens qui se font une réputation car ils arrivent à scinder leur “moi” politique et leur “moi” wikipédien », constate le docteur en sciences de l’information et de la communication Gilles Sahut. Gare, dans ce cas, à ne pas décevoir les siens. La contributrice « Celette » en a fait les frais. En novembre 2019, cette « star » de l’univers de la plateforme, présente jusqu’à 18 heures par jour pendant des années, a révélé son secret. Son compte était en fait tenu par cinq personnes, dont l’une appartenant à l’organigramme du PS et un conseiller municipal LREM. Après un vote démocratique, elle a été immédiatement bannie.