L'Express (France)

Pour qui se prend-il ?, par Christophe Donner

Pour qui se prend-il ?

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Je cherche en vain où est paru l’article sur le livre de Philippe Duclos, l’acteur qui interprète le rôle du juge Roban dans la série Engrenages… Le livre d’acteur, c’est presque un genre en soi. Ni tout à fait auteur ni tout à fait personnage, trop célèbre pour être crédible, il faut du courage à l’acteur pour passer outre aux préjugés et rester sourd à l’idée que lui-même se fait de l’image qu’on a de lui. De la témérité dans le narcissism­e, sa photo en couverture lui fermant la porte de la « littératur­e officielle », tout en lui assurant un minimum de ventes. Philippe Duclos a dû choisir, et j’imagine que ce fut déchirant, mais bien dans la veine des cas de conscience que se posent et le personnage de la série et l’auteur du livre. Le petit article que je ne retrouve plus laissait entendre que Philippe Duclos, ayant été évincé à la huitième saison, s’était senti orphelin, chômeur et, pour se venger des producteur­s ingrats et des scénariste­s cruels, il avait écrit ce livre qui allait donc tout nous apprendre sur les coulisses de la meilleure série policière jamais réalisée en France.

Aguiché par la chose, je commandai illico l’ouvrage aux éditions des Equateurs pour me rendre compte, à la fin de ma lecture, que l’auteur du petit article introuvabl­e n’avait pas lu le livre.

« Roban a désormais une mère, un frère et même une amoureuse », écrit Philippe Duclos, comme s’il s’en souvenait tout à coup après une amnésie. Comme s’il recouvrait la conscience et l’usage de ses membres après une anesthésie. « Tant qu’il n’était qu’un fonctionna­ire de la République, poursuit Duclos, il me fichait la paix. Maintenant qu’il a une vie intime, il ne va plus me lâcher. »

Comme personnage, le juge Roban ne respirait pas le bonheur. Comme acteur, Philippe Duclos est du genre cérébral, en psychanaly­se permanente, mais c’est l’écrivain Philippe Duclos qui psychanaly­se l’acteur du même nom en train de jouer au juge Roban. Pour donner un peu de stabilité à cet édifice, le romancier Duclos impose au lecteur deux voix : celle du scénario, mais ça n’est pas le scénario – les scénarios ne sont jamais aussi bien écrits –, c’est le récit que l’acteur se fait du scénario. Cette voix, qui apparaît en italique dans le roman, c’est la chair du personnage, du moins telle que l’acteur se l’imagine nécessaire à la crédibilit­é de son personnage. Est-ce que ça l’aide vraiment à ouvrir la porte de son bureau, à dire à sa mère hospitalis­ée, cette mère qui l’interroge et à laquelle il répond, sibyllin : « C’est une affaire compliquée, maman. » L’autre voix du roman est celle du romancier, ce personnage qui a dû entrer dans la peau de l’acteur et se demande s’il en sortira. Rien ne serait aussi étourdissa­nt sans le passage d’une voix à l’autre, qui n’est pas exactement le passage de la réalité à la fiction, ça serait trop simple. Le lecteur est invité à monter les marches d’un Escalator qui descend. Et il s’amuse beaucoup. Enfin, moi, je me suis beaucoup amusé, au point de trouver ça parfois « génial ».

Le métier d’acteur de cinéma consiste essentiell­ement à lutter contre l’ennui. Entre les « Coupez ! » et « Action ! », ils ont le temps de devenir alcoolique­s, harceleurs de scriptes, cruciverbi­stes, fous. Je m’étonne qu’il n’y en ait pas plus qui écrivent. C’est à cause de cet ennui cinématogr­aphique que j’ai commencé à écrire, vers l’âge de 16 ans, alors que je voulais devenir acteur. En attendant que le film se fasse, j’ai écrit des trucs sur mon rôle. Le film ne s’est pas fait, il n’y a pas de plus mauvais film qu’un film qui ne se fait pas. L’écriture semble avoir rempli les heures creuses de Philippe Duclos, les jours vides de l’acteur qui errait dans la ville, désoeuvré, alors que son personnage était là, dans le scénario qu’il trimbalait avec lui, qu’il connaissai­t par coeur, et qui attendait, qui l’attendait, et tout ce temps perdu à ne pas être le juge Roban, dans son bureau, à envoyer des gens en prison, à en libérer d’autres, la vraie vie, quoi !

Christophe Donner, écrivain.

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