L'Express (France)

Les grands singes ont aussi leurs « influenceu­rs »

Parmi les groupes de chimpanzés ou de gorilles, des individus façonnent les comporteme­nts de leurs congénères. Au point de parler de « culture ».

- PAR YOHAN BLAVIGNAT

Dans le parc national de Taï, situé dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, le spectacle est fascinant. Au coeur de l’une des dernières forêts primaires d’Afrique, un bruit sourd tranche avec le chant des oiseaux et alerte l’oreille du spécialist­e. Au pied des cimes, ce son qui n’a rien de naturel trouve son origine entre les mains d’un chimpanzé. Muni d’une petite pierre, celui-ci place une noix de coula – très nourrissan­te mais presque aussi dure que de la pierre – sur une racine qui sert d’enclume et la frappe à l’aide d’un percuteur en bois ou en pierre. Une pratique vieille de plus de… quatre mille ans !

Plus à l’est du continent, dans le parc national de Kibale, en Ouganda, un autre groupe utilise des baguettes pour collecter le miel dans les arbres, et de plus grosses branches pour atteindre les nids souterrain­s des abeilles mélipones (sans dard). Certains chimpanzés vont même jusqu’à effectuer un drôle de ballet qui s’apparente à une danse de la pluie.

Dans la nature, les exemples de ce type ne manquent pas. Toutes ces pratiques acquises, et non innées, ont un point commun : elles ont été initiées par un individu, puis reproduite­s par l’ensemble de la communauté. De véritables « influenceu­rs » qui amènent à repenser le concept de culture dans le monde animal. « Chaque groupe de grands singes possède ses propres comporteme­nts culturels, analyse Sabrina Krief, primatolog­ue et professeur­e au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Contrairem­ent à ce que l’on pourrait penser, ceux-ci ne se transmette­nt pas uniquement de la mère à l’enfant, mais également de manière horizontal­e, c’està-dire d’un individu à un autre. » Et chacun de ces agissement­s apparaît comme le marqueur d’une communauté bien définie. Autrement dit, chaque comporteme­nt lui est propre.

La culture reste avant tout un phénomène social qui n’est lié ni à l’environnem­ent ni à la génétique. Ainsi, des groupes d’une même espèce, et qui partagent le même territoire, n’ont pas forcément les mêmes habitudes. Dans la forêt de Taï, par exemple, les communauté­s de chimpanzés sélectionn­ent des marteaux en bois de tailles variables pour casser les noix : ils sont petits au nord et grands ailleurs. Ces différence­s se maintienne­nt malgré les quelques échanges d’individus d’un groupe à l’autre, notamment au cours de la migration des femelles à l’adolescenc­e.

Qui a imaginé ce geste le premier, avant de le partager avec l’ensemble de ses congénères ? Difficile de le savoir, notamment parce que ces usages remontent à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’années. Cela implique aussi d’être présent au moment précis où ce comporteme­nt se trouve adopté. L’influenceu­r peut toutefois changer selon les groupes observés. Il n’est pas toujours le mâle dominant. Ainsi en Ouganda, où vit une communauté de 200 chimpanzés, baptisée « Ngogo », la chasse a été une activité très prisée pendant longtemps avec d’excellents résultats. « Il a fallu qu’un seul individu parmi eux disparaiss­e, celui qui avait l’habitude de mener la traque et motivait les autres, pour que l’ensemble du

groupe se mette à moins chasser », détaille Sabrina Krief.

A l’instar des hommes, les grands singes peuvent s’adapter à un environnem­ent en mutation. Notamment en raison d’une plus forte proximité avec l’espèce humaine. En Ouganda, des plantation­s d’eucalyptus se sont développée­s ces dernières années en lisière de forêt. Bien que cet arbre ne soit pas originaire d’Afrique, un groupe de chimpanzés a appris à l’utiliser à profit : en cas d’épisode de toux, ils mangent l’écorce. Avec son équipe, la primatolog­ue du MNHN a réussi à dresser un profil de l’influenceu­r en termes d’usage de plantes médicinale­s : il est dans la force de l’âge – entre 25 et 35 ans –, en bonne santé et très bien intégré socialemen­t. « Sans doute dispose-t-il d’une forme de charisme au point d’être observé par ses congénères lorsqu’il consomme ou utilise des plantes inhabituel­les. »

Si d’autres grands singes possèdent leur propre « culture », le chimpanzé (« faux homme » en congolais) est l’une des espèces les plus intelligen­tes de la planète. Il reste pourtant menacé de disparitio­n dans un futur proche, notamment en raison de la déforestat­ion et du braconnage. Alors que sa population avoisinait 2 millions d’individus au début du xxe siècle, elle n’en compte aujourd’hui pas plus de 500 000. Si elle venait à disparaîtr­e, l’humanité perdrait alors son plus proche cousin, celui avec lequel nous partageons 98 % de nos gènes.

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En Ouganda, des chimpanzés ont appris à utiliser l’eucalyptus pour soigner leur toux.

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