La vaine censure des internautes, par Yascha Mounk
Bannir certains utilisateurs risque de façonner une pensée unique et de renforcer les « bulles » d’opinion.
Lorsque j’ai commencé à donner un cours sur la démocratie à l’ère numérique à l’université Harvard, il y a une dizaine d’années, l’ambiance générale était à l’optimisme. Internet et les réseaux sociaux, prédisaient universitaires et journalistes, allaient connecter le monde, donner du pouvoir aux plus faibles et faire avancer la démocratie sur la planète. A l’époque, je considérais qu’une grande partie de mon rôle consistait à montrer aux étudiants le revers de la médaille. Je craignais que le Web n’incite les gens ordinaires à verser dans l’affirmation identitaire et à fournir de précieux outils aux autocrates.
Polarisation politique
Le monde a changé. Aujourd’hui, le consensus qui règne est plus ou moins l’exact inverse de ce qu’il était il y a une décennie. La plupart des universitaires et des journalistes s’accordent désormais à dire qu’Internet et les réseaux sociaux incitent à la haine, donnent du pouvoir aux extrémistes et mettent en danger la démocratie. Et nombreux sont ceux affirmant maintenant que la seule façon de sauver cette dernière est d’interdire la désinformation et de limiter la liberté d’expression.
Le nouveau consensus, je le crains, se révélera aussi trompeur et limité que celui qu’il a supplanté. Pire encore, il existe un réel danger que les mesures prises pour « sauvegarder la démocratie » face aux réseaux sociaux n’exacerbent les dommages qu’elle subit. Les réseaux favorisent en effet la polarisation politique. Ils facilitent la montée en puissance des extrémistes et discréditent de multiples acteurs de l’establishment en soulignant le moindre de leur manquement. Certes, tout cela exige une réponse. Mais celle à laquelle de nombreux responsables se rallient à la va-vite – à savoir conférer à certaines institutions politiques et aux patrons des platesformes le pouvoir de bannir toute personne qu’ils considèrent comme extrémiste ou qu’ils accusent de « désinformation » – risque d’aggraver le problème, et non de l’atténuer.
Une confiance qui s’érode
Quel est le danger le plus direct ? Que d’importants débats soient restreints de manière arbitraire, et que des hypothèses potentiellement véridiques soient exclues de la sphère publique. Au cours des quinze derniers mois, par exemple, d’éminents scientifiques qui défendaient une théorie particulière sur l’origine du Covid-19 ont été qualifiés de conspirationnistes et interdits sur YouTube et Facebook. Aujourd’hui, des politiciens de haut rang et des médias grand public prennent leurs arguments au sérieux. Qu’ils aient raison ou non, nous devrions tous être indignés par la façon dont ces chercheurs ont été traités – et inquiets de ce que cela laisse présager pour les débats sur d’autres sujets sensibles. L’accroissement de la censure de facto risque également d’éroder davantage la confiance dans l’équité des institutions les plus importantes de la société. Les partisans d’à peu près n’importe quelle cause ou orientation politique semblent penser que les plateformes sont biaisées à leur encontre. Cela n’est guère surprenant étant donné les mécanismes existants pour décider qui est « autorisé » sur Facebook et sur Twitter, et qui en est banni. Comme chaque individu est parfaitement conscient des décisions injustes qui affectent ses alliés idéologiques, mais ne perçoit pas celles qui affectent ses adversaires, il finit par penser que les organisations détenant le pouvoir le désavantagent lui et seulement lui – avec des conséquences inquiétantes.
Ignorer les professionnels du conflit
Cela ne signifie pas que les démocraties sont impuissantes face aux réseaux sociaux. Les pays doivent taxer équitablement ces géants de la technologie et appliquer plus fermement les lois sur la concurrence. Il est aussi souhaitable que les nouvelles plateformes puissent se mesurer à celles qui existent déjà, et que les utilisateurs de Twitter ou de Facebook soient en capacité de transférer leurs données ailleurs.
Mais la véritable solution ne consiste ni en un changement de réglementation adopté par des parlements peu incisifs, ni en une soumission volontaire à un régime de censure dirigé depuis la Silicon Valley ; elle doit venir de nous tous. Il est temps pour les journalistes et les intellectuels de défendre avec passion les valeurs de la démocratie libérale, pour les dirigeants institutionnels d’ignorer les professionnels du conflit qui dominent désormais les réseaux sociaux, et pour nous de fuir et de faire honte à ceux qui cherchent à se nourrir de nos divisions.
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