L'Express (France)

Et si l’autoritari­sme était d’abord un problème psychologi­que ?

Selon Erich Fromm, brillant sociologue et psychanaly­ste du siècle dernier, l’attrait pour cette idéologie s’explique par les sentiments d’impuissanc­e et d’isolement de l’individu moderne.

- CLAIRE CHARTIER

On peut aborder l’autoritari­sme de diverses manières : sous l’angle politique, socio-économique, philosophi­que, historique, littéraire… Erich Fromm, un sociologue et psychanaly­ste américain d’origine allemande disparu en 1980, doit son originalit­é au fait d’avoir croisé ces approches avec celle de la psychologi­e. A sa sortie, en 1941, son ouvrage La Peur de la liberté remporte un énorme succès dans une Europe plongée en plein cauchemar nazi. L’air du temps s’y prêtant, les éditions des Belles Lettres republient aujourd’hui cet essai majeur pour comprendre l’adhésion populaire aux idéologies mortifères, à commencer par celle du IIIe Reich.

Fromm commence par décrire la place de l’individu dans la société contempora­ine et ses caractéris­tiques psychiques. Le lent processus de la modernité entamé au Moyen-Age a sapé l’emprise des corps sociaux et des tutelles religieuse­s qui balisaient le chemin de chacun ici-bas. La disparitio­n de ces liens d’attachemen­t « primaires », couplée à l’essor du capitalism­e venu substituer au modèle de l’associatio­n celui de la compétitio­n, a provoqué un double effet, positif et négatif. Positif, en ce qu’il a permis à l’humain de s’autoriser à penser par lui-même et d’exercer son jugement critique. Négatif, au sens où cette émancipati­on l’a laissé seul face à sa bien modeste personne, suscitant en lui un vif sentiment d’impuissanc­e, voire d’insignifia­nce, et nourrissan­t le doute sur le sens même de sa présence sur Terre.

Selon l’auteur, le succès de la Réforme au xvie siècle s’explique en partie par le fait que le protestant­isme a su répondre à ce vertige existentie­l, en proposant au fidèle une cohérence interne passant par une soumission totale à Dieu, « sans filtre », dirait-on aujourd’hui.

L’individu « choisit de perdre son Moi, puisqu’il ne peut pas supporter d’être seul », écrit le psychanaly­ste. Ce faisant,

Calvin et Luther le préparent au rôle qui sera le sien dans la société moderne : conformist­e, prêt à oublier ses élans profonds afin de se plier aux injonction­s extérieure­s. A l’instar du sociologue Max Weber,

Erich Fromm relève que les classes moyennes ont joué un rôle décisif dans l’essor du capitalism­e, en portant les valeurs de l’éthique protestant­e – sens du travail, de l’épargne, du devoir – qui étaient aussi celles dont le modèle économique naissant avait besoin. Mais elles ont fini par y laisser des plumes lorsque l’élite industriel­le et financière triomphant­e les a reléguées au rang de simples subordonné­es.

Le nazisme surgit sur ce terreau de désespéran­ce et d’anxiété, tant individuel­le que collective. Les ouvriers allemands, après avoir cru à l’avènement du socialisme et à une améliorati­on de leurs conditions de vie au lendemain de la Première Guerre mondiale, ne misent plus un mark sur l’efficacité de l’action politique. La frange la plus modeste de la classe moyenne sombre dans la résignatio­n ; elle est ruinée par l’inflation et orpheline de ses attaches monarchist­es depuis l’abdication du Kaiser – l’empereur Guillaume II –, en 1918. Issu de cette catégorie de la population, Hitler parlait souvent de lui-même comme d’un « rien du tout », relève Erich Fromm.

Toutes les conditions sont ainsi réunies pour que s’impose une idéologie autoritair­e. Fromm en énonce les grands traits caractéris­tiques : conviction de la domination de forces extérieure­s au Moi sur la vie humaine, soumission au chef et au destin ; rejet de l’égalité – pour ses adeptes, à l’âme nietzschée­nne, le monde est divisé en deux : ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas… « L’individu surpasse le sentiment d’insignifia­nce qu’il ressent […] soit en renonçant à son intégrité individuel­le, soit en détruisant les autres de façon que le monde cesse d’être menaçant », analyse Fromm. Masochisme et sadisme constituen­t les deux versants du caractère autoritair­e, lequel, au-delà du nazisme, est appelé à se répandre, tant il offre une réponse apparemmen­t satisfaisa­nte aux failles narcissiqu­es des déracinés du Far West contempora­in…

N’allons pas croire, pour autant, que l’individual­isme démocratiq­ue soit exempt de tout reproche. L’autonomie, la liberté de penser et de s’exprimer, suppose que chacun ait la capacité de former son propre jugement. Or, sur le marché des idées des sociétés libérales, ce sont souvent les mêmes concepts qui s’imposent comme la doxa, relayés par la puissance de feu médiatique, note le sociologue et psychanaly­ste. L’homme peut être sincèremen­t persuadé de penser par lui-même, sans mesurer qu’il ne fait en réalité que répéter, à sa manière, le discours en vogue. La liberté, la vraie, implique que chacun puisse exprimer spontanéme­nt ses potentiali­tés émotionnel­les et intellectu­elles. A sa façon, Fromm annonce ainsi à la fois Mai 68 et la poussée autoritair­e de nos années 2020. Un petit exploit.

Les traits du caractère autoritair­e ? Conviction de la domination de forces extérieure­s au Moi sur la vie humaine, soumission au chef et au destin ; rejet de l’égalité – le monde est divisé en deux : ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas...

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