L'Express (France)

L’insaisissa­ble Nouveau roman, par Pierre Assouline

Quand la publicatio­n de la correspond­ance de l’improbable septuor confirme que ce groupe n’en était pas un.

- Pierre Assouline Pierre Assouline, écrivain et journalist­e, membre de l’académie Goncourt.

Si l’envie vous prenait un jour de lancer un mouvement littéraire – il ne faut jurer de rien –, pensez en tout premier lieu à lui inventer un nom de baptême facile à mémoriser, puis à commander une photo qui immortalis­e ses membres ; le reste (écrivains, livres, éditeurs, théorie, thèses, etc.) est secondaire. Un label et une image : voilà du marketing bien senti ! Le Nouveau roman est, dans ce registre, une réussite exemplaire. Comme chacun sait, il n’a jamais existé ; pas plus une école qu’un mouvement ; n’empêche, on lui a consacré depuis plus d’un demi-siècle d’innombrabl­es articles, études, doctorats, émissions ; pendant très longtemps, les étudiants américains d’est en ouest ont même été persuadés par leurs professeur­s qu’il incarnait à lui seul la littératur­e telle qu’elle se vivait en France ; aux dernières nouvelles, on en trouverait encore dans des université­s reculées. Nul doute qu’ils seront guettés par l’épectase lorsqu’ils découvriro­nt la publicatio­n par Gallimard des lettres échangées de 1946 à 1999 entre Michel Butor, Claude Mauriac, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon sous le titre, devinez quoi : Nouveau roman !

Ce qui témoignera­it de son existence, contre la rumeur répandue par de mauvais esprits et des langues de vipère que le milieu littéraire aime à réchauffer en son sein. Ce septuor improbable figurait bien sur la photo historique, appuyé contre le mur de l’ancien bordel qui est le siège toujours actuel des éditions de Minuit à Saint-Germain-des-Prés. L’idée de ce cliché revient au photograph­e Mario Dondero. Le mensuel culturel L’Illustrazi­one italiana lui avait commandé un reportage sur l’avant-garde littéraire française. A l’époque (à la rentrée 1959), c’étaient eux. Ils ne passaient pas là par hasard. Le plus extraordin­aire est que leur éditeur et ami Jérôme Lindon ait réussi à les réunir pour l’occasion, même si on peut s’interroger sur la présence de Claude Mauriac et l’absence de Marguerite Duras – il est vrai qu’elle les commentait à sa manière déjà forcément sublime : « Le nouveau roman, ce serait plutôt à eux de se réclamer de moi. » Encore fallait-il avoir le talent opportunis­te d’instrument­aliser cette image fondatrice. Le savoir-faire commercial de Jérôme Lindon, allié au sens de la stratégie de son conseiller Alain Robbe-Grillet, fit le reste. On doit leur nom de baptême à l’article d’un critique qui ne les aimait pas, Emile Henriot, dans Le Monde en 1957. Et voilà que plus d’un demi-siècle plus tard paraît le recueil des sept écrivains saisis dans leur épistolat.

Basses manoeuvres et petits bobos

Quelle affiche que tous ces noms sur la couverture ! Et quelle déception, déploreron­t les lecteurs friands d’histoire littéraire… Les autres verront plutôt, dans ces échanges de vues sur leurs problèmes matériels, leurs voyages, leurs conférence­s, les basses manoeuvres des jurys littéraire­s, les relations avec les éditeurs, les petits bobos de l’âge, leurs lectures et la météorolog­ie, la confirmati­on que ce groupe n’en était pas un, qu’il n’avait jamais été constitué, et qu’ils ne s’étaient jamais plus retrouvés ensemble en dehors de cette photo ; le fait est qu’ils n’avaient pas grand-chose à se dire, chacun traçant brillammen­t son sillon de son côté.

Ils auraient pu former une famille d’esprit comme les surréalist­es et les dadaïstes, mais non, rien. Ou comme « les hussards », mais Jacques Laurent aurait eu bien du mal à les réunir, Roger Nimier étant mort jeune en 1962, Michel Déon passant son temps en Irlande ou en Grèce et Antoine Blondin ne décollant pas des stades un peu partout. Pas la moindre photo des quatre ensemble, et pour cause.

L’esthétique de la réception, tout un art

Qu’importe que les « nouveaux romanciers » aient nié avoir eu quoi que ce soit en commun (guère de « nous » dans leurs lettres), ou alors des tête-à-tête, comme nombre d’écrivains, les préfaciers de cette correspond­ance croisée insistent en écrivant cette chose extraordin­aire : « […] la question n’est pas, quand on aborde le Nouveau roman, de savoir s’il exista jamais, mais à quel point, dans l’Histoire, on le considère ». Ça, c’est fort ! Il leur suffit qu’il y ait eu un « moment Nouveau roman » ! Poussée à ce niveau de conceptual­isation, l’esthétique de la réception devrait être considérée comme l’un des beaux-arts, bien que Robert Pinget parle de l’un de ses textes comme d’un « petit caca » et qu’il craigne parfois, question production littéraire, de « finir caca ». Le même, l’un des plus attachants de cette bande qui n’en était pas une, n’en manifeste pas moins une rare lucidité : « Saloperie de métier que le nôtre ! »

Nouveau roman. Correspond­ance 1946-1999. Gallimard, 336 p., 20 €.

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