Idéologies : l’ère des Frankenstein d’Internet
Le gifleur d’Emmanuel Macron et l’enfarineur de Jean-Luc Mélenchon présentent les mêmes profils politiques... déstructurés. Un marqueur de la culture Web et de l’époque.
Gémellité entre les gestes, les âges, les profils… et les discours. Ils ne se connaissent probablement pas, mais, à quelques jours d’intervalle, Damien Tarel et « Til » – ce dernier ne se présente que sous ce pseudo – ont eu la même idée : agresser un responsable politique de premier plan pour dénoncer ses idées. Le premier a giflé Emmanuel Macron, le 8 juin, à Tain-l’Hermitage, dans la Drôme, tandis que le second a jeté de la farine sur Jean-Luc Mélenchon, le 12 juin, à Paris. Tous deux se revendiquent hors des clivages traditionnels et, surtout, opposés à un « système » qu’ils exècrent. Leurs activités sur les réseaux sociaux révèlent une culture politique forgée sur le Web, bien loin des codes de la vie politique traditionnelle. « Ce type de profils illustre l’affaissement des partis classiques, qui ne sont plus capables de proposer une formation politique à leurs sympathisants. Sur Internet, d’autres forces prennent le relais. Le concept de “dedans et dehors” y est plus important que ceux de gauche et de droite », décrypte Rudy Reichstadt, expert associé à la fondation Jean-Jaurès et fondateur du site Conspiracy Watch. Comme un symptôme de l’époque, au moment où 66 % des électeurs se sont abstenus aux élections régionales. En janvier 2017, déjà, un agitateur de ce type avait frappé. Nolan Lapie, un fan de Dieudonné et d’Alain Soral de 18 ans, par ailleurs indépendantiste breton, avait giflé Manuel Valls en criant : « Ici, c’est la Bretagne ! » « Ce qui se passe sur Internet a des implications dans la vie réelle », rappelle Rudy Reichstadt.
Royalisme médiéval, gilets jaunes, extrême droite : a priori, difficile de déceler une cohérence évidente dans les centres d’intérêt exprimés par Damien Tarel. Si ce n’est un attrait pour la contestation du pouvoir établi. Lors de son procès, le 10 juin, à Valence, le jeune homme de 28 ans s’est proclamé à la fois « gilet jaune », « patriote » et opposé à « la déchéance de la France ». Ses amis lui connaissent un engouement pour le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Son cri au moment de son agression – « Montjoie ! Saint-Denis ! A bas la Macronie ! » – évoque l’exclamation chère à la lignée des rois capétiens… comme le hurlement de Godefroy de Montmirail, le héros du film Les Visiteurs. A en croire ses comptes Facebook et Instagram, cet allocataire du RSA apprécie l’Action française, le mouvement monarchiste fondé par Charles Maurras, mais aussi des personnalités qui n’ont rien à voir. Une « bouillie idéologique », a résumé une source proche de l’enquête.
Dans cette drôle de tambouille, on remarque un penchant pour trois blogueurs connus pour dénoncer sur YouTube l’idéologie des partis installés : Papacito (122 000 abonnés), un militant d’extrême droite récemment décrié pour avoir criblé de balles un mannequin représentant un militant de gauche ; Stéphane Edouard (218 000 abonnés), un
spécialiste des relations amoureuses farouchement opposé à ceux qu’il nomme les « gauchistes » ; ou encore la vidéaste Tatiana Ventôse (234 000 abonnés), une ex-militante du Parti de gauche qui explique avoir quitté la gauche pour le souverainisme. « Ce qui marche sur Internet, ce sont les idées qu’on ne retrouve pas dans le “système” », note Fabrice Epelboin, enseignant à Sciences po et expert des médias sociaux. Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’Ifop, complète : « Sur le Web, il y a ce côté “do it yourself ” : on se fait sa propre salade idéologique, où l’important est de se situer dans l’alter-monde, dans la dissidence. »
Til reprend justement cette notion de « dissidence », un terme prisé au sein de la fachosphère – Alain Soral et Dieudonné lui ont même consacré un « congrès » en 2014 –, tout en se revendiquant de gauche. « Souverainiste de gauche », a précisé ce vidéaste de 27 ans auprès de journalistes qui l’interrogeaient, ce 12 juin, à propos de son jet de farine sur Jean-Luc Mélenchon. Un « geste de contestation » contre « tous ces dirigeants de partis politiques qui […] sont des gros bourgeois et qui parlent au peuple », a expliqué l’intéressé. Très vite, des responsables insoumis l’accusent pourtant d’être « d’extrême droite ». Et, en effet, sur sa chaîne YouTube aux 21 000 abonnés, Til, actuellement au chômage, a reçu plusieurs « réacs » assumés, comme Stéphane Edouard, voire des personnalités d’extrême droite, tel le gilet jaune royaliste Thibault Devienne ou le rappeur nationaliste Kroc Blanc. Encore une signature de la génération YouTube, à écouter Fabrice Epelboin : « Le cordon sanitaire, ça n’est pas vraiment pas dans la culture Internet. Dans cette sphère, tout ce qui est antisystème peut dialoguer. »
Selon Rudy Reichstadt, ces rapprochements illustrent une forme 2.0 de « confusionnisme », un concept qui voudrait que certains militants dissimulent, derrière leur engagement pour le peuple, des penchants pour l’extrême droite. « Dire que ces positionnements sèment la confusion, brouillent les clivages connus, ce n’est pas faux », réagit Fabrice Epelboin, qui met tout de même en garde contre « l’utilisation extensive » de la notion. Le professeur de gestion Etienne Chouard, passé de la critique de la Constitution européenne en 2005 à la contestation de la démocratie représentative, a sans doute été la première figure accusée de « confusionnisme », parce qu’il dialoguait avec Alain Soral. A l’automne 2018, son plaidoyer pour le RIC a inspiré les groupes Facebook de gilets jaunes. Maxime Nicolle, dit « Fly Rider », un des premiers porte-parole du mouvement, perméable aux théories du complot comme celle selon laquelle le pacte de Marrakech prévoirait l’arrivée de 480 millions de migrants en Europe, en a fait un de ses mentors. « L’émergence de ces profils illustre une forme d’hybridation, de décomposition dans la société. Cette décomposition est-elle forcément suivie par une recomposition ? Ce n’est pas si évident », estime Jérôme Fourquet.
Dans ce monde où, comme la créature de Frankenstein, chacun se construit son corpus intellectuel de bric et de broc, pourvu qu’il soit antisystème, des gourous du Web peuvent pousser au passage à l’acte. Le 8 avril, cinq personnes ont kidnappé Mia Montemaggi, une fillette de 8 ans, après avoir pris des instructions auprès de Rémy Daillet-Wiedemann, un ex-responsable du MoDem devenu une figure complotiste, antivax et anti-5G. Déjà, en novembre 2020, un déséquilibré qui avait foncé sur le portail de la gendarmerie de Dax, dans les Landes, avait raconté être en contact avec lui. Sur son site, l’homme de 54 ans, qui résidait en Malaisie avant d’en être expulsé et mis en examen en France le 16 juin dernier, appellait au « coup d’Etat », au nom du « peuple » et de la « défense de la patrie », contre le « système ». Ses avocats le décrivent comme un « dissident ».