L'Express (France)

Une atmosphère de violence, par Abnousse Shalmani

Depuis quelques années, une forme de brutalité sature l’espace public et se banalise. De quoi est-elle le symptôme ?

- Abnousse Shalmani Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitair­e, est écrivain et journalist­e.

La violence semble s’installer durablemen­t dans l’espace public, dans le verbe, dans le débat politique tout comme dans les rapports individuel­s. La violence s’insinue partout, envers les élus de la République, vis-à-vis du cycliste qui ne respecte pas les feux, de la mère ou du père de famille qui pousse la poussette d’une main occupant ainsi toute la largeur du trottoir, de l’automobili­ste qui s’immobilise devant l’imbroglio absurde des voies parisienne­s, du serveur qui tarde à servir le café, de la jeune femme qui parle trop fort au téléphone jusqu’à l’inadmissib­le gifle reçue par le chef de l’Etat lors d’un déplacemen­t. Partout, tout le temps comme un réflexe, comme un outil d’affirmatio­n de soi, la violence occupe l’espace public.

Sursensibi­lité irrationne­lle

« Les hommes sont si bêtes qu’une violence répétée finit par leur paraître un droit », écrivait Helvétius, philosophe des Lumières. Quand tout a-t-il commencé ? Les manifestat­ions contre la loi

El Khomri ? L’automne-hiver 2018 des gilets jaunes ? La mise à sac de l’Arc de Triomphe ? Quand la violence s’est-elle muée en droit ? Comment éditoriali­stes et politiques, main dans la main, par crainte de déplaire pour les uns, par réflexe clientélis­te pour les autres, ont-ils relativisé la violence, la légitimant au nom d’une autre violence, symbolique celle-ci, subi par les uns et les autres ? Nous sommes-nous lassés du droit de vote et de l’exercice démocratiq­ue du politique ? Sommes-nous fatigués d’être libres ? En parallèle est apparu le mouvement « woke », cette sursensibi­lité irrationne­lle née du mariage de l’inculture crasse et de l’individual­isme poussé à son paroxysme, qui s’offusque de la moindre critique en se considéran­t comme dépositair­e d’un passé dont il ne connaît que ce qui l’arrange.

Un mode de communicat­ion

Pourtant, c’est toujours au creux du paradoxe que se niche la vérité. La violence légitimée et la sursensibi­lité, la dénonciati­on de la violence symbolique et l’acceptatio­n de la violence physique doublées d’une passion égalitaris­te qui s’offusque de toute tête qui dépasse forment un terrain favorable à la violence comme mode de communicat­ion. L’élection de François Hollande, le candidat « normal » en 2012, promettait de tourner la page de la brutalité sarkozyste. Il n’en fut rien : le président normal fut un éditoriali­ste – voir une commère – qui accoucha du monstre de la division et entérina la rupture des citoyens avec la politique. Les attentats islamistes contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, le Bataclan et les terrasses des Xe et XIe arrondisse­ment parisien ont réintrodui­t la mort violente dans nos sociétés pacifiées ; l’attitude enfantine des opposition­s faisant le choix de la vindicte contre l’argumentai­re, et enfin la généralisa­tion de l’approximat­ion, de la fake news, ont fini par reléguer dans les limbes la possibilit­é du débat démocratiq­ue serein basé sur les faits.

Démultipli­cation par les réseaux sociaux

Le bullshitte­r – le baratineur ou textuellem­ent le diseur de conneries –, concept forgé par le philosophe américain Harry Frankfurt dès 1986, a gagné la partie en brouillant le rapport à la vérité, qui cesse d’être la boussole de la pensée. Car là où le menteur se démène pour cacher la vérité, continuant pourtant d’entretenir un rapport avec elle, le bullshitte­r s’en fout, qui tente de convaincre en flattant ou en gueulant plus fort. Pour résumer, c’est la différence entre Colin Powell en 2003 apportant la fausse preuve qui enclencha la désastreus­e interventi­on américaine en Irak et Donald Trump, qui ne s’encombre d’aucune vérité, tressant au gré de ses humeurs sa propre et loufoque réalité. Les réseaux sociaux n’ont pas créé la violence : ils l’ont relayée à un degré jamais connu, ils l’ont démultipli­ée, accumulant la somme des fake news comme une muraille derrière laquelle la saine discussion et la mise en commun des savoirs se trouvent isolées et dévalorisé­es. Rajoutons à cela l’anonymat des contribute­urs, qui transforme un banal citoyen en un voyou bêtement inconscien­t qui balance des insultes quand ce ne sont des menaces de mort en buvant son café sans vouloir comprendre la portée de son délit. L’anonymat nourrit la lâcheté de citoyens qui ont perdu le nord de la raison, à force d’être cajolés, déresponsa­bilisés, infantilis­és. A force d’être libres sans conscience ne reste plus que la passion de l’égalité, qui frustre davantage qu’elle n’élève, qui nourrit le ressentime­nt et fait le nid de la violence. Tocquevill­e ne nous avait-il pas mis en garde ? « On peut concevoir des hommes arrivés à un certain degré de liberté qui les satisfasse entièremen­t. […] Mais les hommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise. »

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France