L'Express (France)

« 100 % santé » : le torchon brûle entre l’Etat et les opticiens

Le gouverneme­nt estime que les profession­nels de l’optique ne jouent pas le jeu du « zéro reste à charge ». Ces derniers ont un autre point de vue.

- PAR NATHALIE SAMSON

C’était un engagement fort du candidat Macron : permettre aux Français, notamment les plus modestes, de pouvoir bénéficier de lunettes, de prothèses dentaires ou auditives, sans débourser un centime, et lutter ainsi contre les renoncemen­ts aux soins pour motifs financiers. La promesse est devenue réalité avec la réforme dite « 100 % santé », lancée à partir de 2019. Des offres spécifique­s « zéro reste à charge », aux tarifs plafonnés, ont été élaborées. Seule condition : avoir une complément­aire santé (dont la complément­aire santé solidaire pour les plus démunis). Mais voilà. Un an après sa mise en place, le compte n’y est pas, en optique du moins. Lunettes mal ou non présentées, dévalorisé­es, inexistenc­e d’un double devis… 60 % des opticiens ne joueraient pas le jeu, d’après une enquête de la Direction générale de la concurrenc­e et des fraudes (DGCCRF). En 2020, seulement 16 % des Français ont bénéficié du système, complète la direction de la sécurité sociale. « On est loin des 20 % attendus. Si les opticiens ne s’y mettent pas, on n’atteindra pas les 25 % souhaités à terme, alors qu’en audio, on est déjà à 42 % en janvier 2021, et en dentaire, à 52 % sur 2020 », souligne le ministère de la Santé. Qui rappelle que l’offre a été définie avec les profession­nels et qu’ils se sont engagés à la présenter en paraphant un protocole d’accord.

Du côté des opticiens, on ne voit pas les choses du même oeil. « Cette estimation de la DGCCRF est un véritable fourre-tout, s’emporte Olivier Padieu, président d’Optic 2000. Elle mêle des manquement­s graves à de simples oublis, comme le fait de ne pas avoir fait signer le devis au client. » C’est loin d’être un échec, se défend la profession. « Aucun quota ne figure dans l’accord signé avec le ministère », insiste André Balbi, président du Rassemblem­ent des opticiens de France (ROF). Si le dispositif ne décolle pas plus, c’est parce que beaucoup de Français ne paient déjà rien sur leurs lunettes grâce à leur complément­aire santé, « au contraire de l’audio où les produits coûtent plus cher et sont moins couverts, note Véronique Bazillaud, déléguée générale du Syndicat national des centres d’optique mutualiste­s (Synom). Aujourd’hui, on peut avoir 500 euros ou plus de reste à charge par aide auditive alors que 1 Français sur 2 a un reste à charge inférieur à 40 euros pour une paire de lunettes avec des verres simples. »

Eric Plat, le PDG d’Atol, ne décolère pas. « Pour tenir les prix, nous sommes obligés de nous approvisio­nner en Asie. Conséquenc­e : on va affaiblir notre filière de production française en la privant des investisse­ments nécessaire­s en R&D. » Un argument massue que confirme Patrice Camacho, secrétaire général chargé de la santé chez Krys, qui a relocalisé une partie de sa production dans l’usine de Bazainvill­e (Yvelines) : « Produire des verres 100 % santé en France n’est économique­ment pas tenable. »

La réforme mettrait aussi une partie des 12 441 magasins d’optique en danger. En 2019, le ROF prévoyait qu’avec un taux de part de marché du 100 % santé de 14,8 %, 11 % des entreprise­s seraient en difficulté. Motif : le panier moyen du 100 % santé s’élève à 142 euros, quand le prix moyen d’une paire de lunettes est de 383 euros. Pourtant, les opticiens dégageraie­nt des marges folles, attaque l’associatio­n UFC-Que Choisir. Une paire de lunettes serait vendue en moyenne plus de 3 fois son prix d’achat. « On ne peut rien en conclure, réplique Thibaut Pichereau, délégué général du ROF. TVA, salaires, locaux, matériel… Beaucoup de charges

pèsent sur les opticiens. A la fin, leur résultat net est à peine de 5,4 %. »

Si le 100 % santé plonge les profession­nels dans le flou, c’est aussi parce que de nouveaux venus entendent croquer des parts de marché. A 31 ans, Paul Morlet, fondateur de Lunettes pour tous, se targue d’être à l’origine de la réforme de l’optique. Soutenu par Xavier Niel, il propose des tarifs défiant toute concurrenc­e : 40 euros la paire de lunettes en moyenne. Dans sa boutique du Châtelet, à Paris, il en écoulerait environ 350 par jour. « Sans les fonds de Xavier Niel, son modèle ne tient pas, estime un expert du secteur. Et tous ses produits viennent de Chine. » Autre acteur, autre vision : Diego Magdelénat a lancé Droit de Regard en 2020. Ses boutiques proposeron­t une offre uniquement 100 % santé, avec des verres mieux-disants que la loi. « Grâce à un modèle sans intermédia­ire, on marge quand même », soutient-il. S’il se fournit pour l’heure en Asie, comme ses confrères, il serait en pourparler­s avec un verrier européen. 100 % santé ne signifiera peut-être bientôt plus 100 % Chine.

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