Italie Une relance à l’épreuve de la bureaucratie
Plombée par l’incurie de son administration, Mario Draghi parviendra-t-il à gérer l’afflux des fonds européens ? Ce n’est pas gagné.
Ala fin de mai, ils se sont décidés à agir. De Florence à Palerme, 80 maires du Parti démocrate ont demandé par écrit au gouvernement « d’abattre la bureaucratie ». Il y a, disent-ils, urgence. En juillet prochain, 25 milliards d’euros sur les 209 milliards promis à la Botte d’ici à 2026 seront versés par l’Union européenne au Trésor italien. Amélioration énergétique des bâtiments, développement des recherches sur l’hydrogène, lignes de train à grande vitesse… Environ 150 projets ont été inscrits par le président du Conseil Mario Draghi dans son Plan national de relance. Une question, toutefois, se pose : l’Italie – et sa bureaucratie déficiente – parviendra-t-elle à les mener à bien ? « Les idées ne manquent pas, les compétences non plus, mais la durée de nos chantiers publics se compte souvent en décennie à cause d’imbroglios administratifs, pointe Marcello Messori, directeur de la Luiss School of European Political Economy, à Rome. Cela a de quoi inquiéter les commissaires européens. »
D’où la bronca des édiles de centre gauche. « L’Italie risque de passer à côté d’une occasion historique, s’alarme Matteo Ricci, le maire de Pesaro à l’origine de l’appel. Trop lent et complexe dans ses procédures, le pays n’arrivera pas à dépenser l’argent dans les temps. »
C’est dans la capitale que l’immobilisme lié à la bureaucratie est le plus visible. « Machine infernale », « corps malade » : les métaphores utilisées par les Italiens pour décrire le « pouvoir des bureaux » respirent l’angoisse. « Les appels d’offres s’éternisent, les recours des entreprises sont fréquents, les normes et les circulaires s’entassent… c’est un aller-retour permanent et éreintant », témoigne Rossella Rea, directrice du Colisée entre 1995 et 2017. Les simples citoyens, les artisans, les banquiers et même les pompes funèbres – celles de Rome ont récemment manifesté contre des délais de crémation prenant trente à quarante jours ! –, tout le monde est touché.
Cette pesanteur a des causes multiples. Unifiée seulement depuis 1871, l’Italie a hérité de traditions administratives très diverses de ses anciens Etats (Royaume de Piémont-Sardaigne, Etats pontificaux, Royaume des Deux-Siciles…). « Il manque encore au pays ce sens de la nation et de la décision collective. L’esprit de clocher y est très fort. Pour ne mécontenter personne, on finance par exemple des bouts de lignes ferroviaires par-ci par-là, et ça n’avance pas », déplore le constitutionnaliste Alfonso Celotto.
Autre raison, la « peur de la signature ». Les hauts fonctionnaires pouvant écoper de sanctions pénales en cas d’erreur, ils n’assument pas toujours leurs responsabilités. « Des primes au mérite, comme dans le privé, ont été mises en place, mais elles n’ont donné aucun résultat : elles sont distribuées à tout le monde pour éviter de faire des vagues ! », raconte, mi-amusé mi-dépité, l’économiste Marcello Messori.
Pléthoriques et mal écrites, les lois nationales ont enflé au gré des 44 changements de gouvernement depuis la Seconde Guerre mondiale. Les nouvelles préoccupations en matière d’environnement, de protection des biens culturels et archéologiques, ou encore d’infiltrations mafieuses, ont également enrichi les textes. Les Italiens sont les premiers à en
pâtir : seuls 22 % d’entre eux considèrent que les services publics sont « assez bons ou très bons », selon un Eurobaromètre de mars 2021 (la moyenne européenne est de 46 %). Problème, la burocrazia plombe gravement la compétitivité de la Péninsule. Dans le classement Doing Business 2019 de la Banque mondiale sur la facilité de faire des affaires, l’Italie occupait la 58e place… derrière le Kosovo. « Une certaine partie de la gauche pense que réduire la bureaucratie favoriserait l’illégalité et l’économie souterraine. Or la criminalité prospère quand les règles sont peu claires », assure Matteo Ricci, le maire de Pesaro.
Conscient de l’état de son administration, Mario Draghi a engagé une série de mesures drastiques. Ainsi, 24 000 jeunes techniciens vont être embauchés dans une fonction publique moins dotée qu’ailleurs (54,5 fonctionnaires pour 1 000 habitants contre 88,5 dans l’Hexagone, selon France Stratégie, 2017), vieillissante (50 ans de moyenne d’âge), et qui a, après des années d’austérité, perdu la capacité de gérer des grands projets. Pour y remédier, le chef du gouvernement a demandé à Vittorio Colao, ancien PDG de l’opérateur Vodafone, de digitaliser l’administration – ce qui permettra l’échange d’informations entre services, exercice peu pratiqué jusqu’ici. Un décret simplifiant les procédures, notamment les appels d’offres, a été adopté à la fin de mai.
D’autres dispositifs devraient suivre, y compris fiscaux, pour faciliter les investissements. Enfin, une importante réforme de la justice est en cours, afin de diminuer le nombre de procès et leur durée. L’Italie détient en effet le record européen (un procès civil nécessite un délai de procédure de 2 655 jours en moyenne contre 1 221 en France, selon la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, 2018).
« Soixante-cinq réformes de l’administration publique ont été décidées depuis la Seconde Guerre mondiale, le sujet était
« Les appels d’offres s’éternisent, les circulaires s’entassent… c’est éreintant »
déjà au menu des débats politiques en 1919 !, tempère le constitutionnaliste Alfonso Celotto. Mario Draghi a beau être le mieux placé pour sauver l’Italie, réussira-t-il là où tant d’autres ont échoué ? »
Il en va de sa crédibilité personnelle, mais surtout de l’avenir du pays, en proie à la pire récession de la zone euro. Si l’argent injecté ne produit pas de résultats tangibles lors des contrôles et des échéances fixés, la Commission européenne coupera le robinet des prêts et des subventions. Pas né de la dernière crise, le locataire du palais Chigi est bien conscient des dangers liés à l’inertie bureaucratique. Il a donc installé une salle de contrôle à la présidence du Conseil, afin de superviser lui-même la mise en oeuvre des projets du plan de relance. Il a également placé sous tutelle les chantiers en retard et décrété qu’il aurait le dernier mot en cas de désaccord avec les administrations locales. Et lui n’a pas peur des signatures…