L'Express (France)

Chine Pour les 100 ans du Parti, le tourisme rouge bat son plein

La propagande cherche à gommer tous les aspects négatifs de l’histoire du régime et à l’inscrire dans une continuité pour consolider sa légitimité.

- PAR SÉBASTIEN LE BELZIC (ENVOYÉ SPÉCIAL À JIAXING ET SHANGHAI), AVEC CYRILLE PLUYETTE

Ils se prennent en photo devant le « bateau rouge », la modeste embarcatio­n de bois dotée d’une large cabine intérieure où s’est tenu le premier congrès du Parti communiste chinois (PCC) en juillet 1921. Sur les fresques exposées sur les grilles du parc qui entoure le lac Nanhu, on aperçoit un Mao Zedong alors âgé de 28 ans et, juste à côté, des dessins évoquant le « sacrifice des révolution­naires », lors des combats qui précédèren­t leur prise de pouvoir, le 1er octobre 1949.

A Jiaxing, haut lieu du « tourisme rouge », à 80 kilomètres au sud-ouest de Shanghai, des hordes de visiteurs, en famille ou en voyage d’entreprise, débarquent par vagues. Certains groupes arborent des teeshirts floqués du logo du centième anniversai­re du

Parti : un « 100 » rouge sur

fond blanc. D’autres préfèrent le bon vieux pin’s avec la faucille et le marteau. De larges banderoles rouges sont déployées, pleines d’éloges pour le Parti et affichant l’identité des groupes présents : ici, les retraités de l’éducation nationale de la province du Zhejiang ; là, l’associatio­n des infirmière­s de Hangzhou ; un peu plus loin, en chemises bleues, un groupe d’ingénieurs travaillan­t pour une grande société de constructi­on d’Etat. Un déluge de photos immortalis­e le moment. « Ce voyage est organisé par la cellule du Parti de notre société », explique l’un des visiteurs. « On se doit d’être là, reprend une retraitée venue avec d’anciennes ouvrières, elles aussi encadrées par le PCC. Tout est gratuit, on est vraiment bien entre camarades. »

Modeste cité de 1,2 million d’habitants, Jiaxing s’est offert un lifting complet pour être à la hauteur de cet anniversai­re historique. Des lignes de tramway, des jardins, des autoroutes, un quartier d’affaires flambant neuf et plusieurs gratte-ciel entourent désormais le « bateau rouge ». Au milieu des grues et des bulldozers, une armée d’ouvriers, casque jaune sur la tête, se dépêche de finir les travaux. Des banderoles appelant la population à « embrasser le rêve chinois » et à « affronter les flots de l’Histoire, comme le bateau rouge du lac Nanhu », sont accrochées le long des trottoirs.

Avec 91 millions de membres – d’après l’agence officielle Chine nouvelle –, le PCC est le deuxième parti du monde après le BJP indien, le parti nationalis­te hindou. C’est aussi la plus ancienne organisati­on politique encore au pouvoir, avec le Parti des travailleu­rs de Corée du Nord, à la tête du royaume ermite depuis juin 1949. Le régime chinois devrait même battre dans deux ans le record de longévité de l’Union soviétique : soixante-quatorze ans. Aucune glasnost à la Mikhaïl Gorbatchev – l’ancien dirigeant russe est un repoussoir absolu pour Xi Jinping – n’est en revanche envisagée.

Fondé dans la discrétion, le PCC est devenu omniprésen­t. « Parti, Etat, affaires militaires, affaires civiles, éducation, Est, Ouest, Sud, Nord, Centre, le Parti dirige tout », a déclaré en octobre 2017 Xi Jinping – à la fois président de la République populaire et secrétaire général du PCC. Il s’incarne dans les cellules implantées dans toutes les entreprise­s, les comités de quartier (sorte de vigies de proximité), mais aussi les cadres qui contrôlent le pays en parallèle des administra­tions étatiques, tant à l’échelle nationale que dans les provinces, les villes et les villages.

Pour célébrer son centenaire, le régime a démarré ces dernières semaines une énorme opération de propagande. Elle va grandissan­t à mesure que l’on approche du 1er juillet, date anniversai­re officielle. Une directive incite tous les membres du Parti à se rendre sur les lieux symbolique­s de son histoire, comme Jiaxing ou Yan’an (province du Shaanxi), ancien quartier général des troupes communiste­s avant la révolution. Des articles, des émissions de télévision et des films mettant en scène l’héroïsme des premiers communiste­s sont diffusés quotidienn­ement. Une douzaine de longs-métrages ont été sélectionn­és pour envahir les écrans. La palme revient au film Changjin Hu (La bataille du lac Changjin), prévu cet été au cinéma, qui raconte la vie de « camarades volontaire­s » répondant à « l’agression américaine » pendant la guerre de Corée (19501953), précise le communiqué officiel – alors que c’est en réalité le Nord qui a déclenché les hostilités. « On ne parle plus que de ça, soupire une jeune Pékinoise. Je n’ai pas connu l’époque de Mao, mais j’ai l’impression d’y être… »

Non loin de Jiaxing, à Shanghai, un musée du communisme chinois vient de rouvrir après une longue rénovation. Un endroit hautement symbolique : Xi Jinping et les six autres membres du comité permanent du bureau politique du PCC s’y sont rendus en 2017 pour y déclamer, poing levé, le serment d’admission au Parti. Il jouxte une maison traditionn­elle de style Shikumen, typique de la concession française des années 1920. Deux étages de briques rouges et grises coincés entre les boutiques de luxe et les cafés chics du quartier de Xintiandi, l’un des plus branchés de Shanghai. Quelques touristes se prennent en photo devant le bâtiment 76, là où s’est tenue le 23 juillet la première partie du congrès du PCC, avant son départ pour Jiaxing sous la pression de la police. « C’est un lieu d’une grande importance pour la nation chinoise », lance un guide à l’attention d’un groupe venu de la province du Hunan. Aussitôt après leur visite, ils se dirigent vers le Bund, pour admirer l’imprenable vue sur les tours futuristes du quartier d’affaires de Pudong qui bordent le fleuve Huangpu et illustrent l’incroyable chemin parcouru en

quelques décennies : un pays pauvre et isolé devenu la deuxième puissance économique mondiale, rivalisant de plus en plus avec les Etats-unis sur les plans technologi­que, militaire ou géopolitiq­ue.

Ces pèlerinage­s en terres rouges sont l’occasion de donner une image entièremen­t positive de ce siècle de communisme. Le Parti a même publié sa bible rouge, à laquelle il faut se référer pour toute allusion à l’histoire du régime. Les aspects négatifs y sont gommés ou raccourcis. Rien, évidemment, sur le massacre de la place Tiananmen le 4 juin 1989 – tabou absolu en Chine –, qui mit brutalemen­t fin au mouvement étudiant prodémocra­tie. Les dérives de Mao Zedong sont également passées sous silence, notamment la Grande Famine, qui fit entre 30 et 50 millions de morts de 1959 à 1961, du fait de l’effondreme­nt de la production agricole après le Grand Bond en avant. La Révolution culturelle (1966-1976), au cours de laquelle les gardes rouges ont éliminé des millions de personnes, fait l’objet d’un court chapitre sobrement intitulé « Rebondisse­ments sur la voie de la reconstruc­tion socialiste ». Mao se retrouve aujourd’hui déifié, érigé en pourfendeu­r de « la corruption et des privilèges de la bureaucrat­ie », alors que, dans la précédente édition datant de 2010, il était tenu responsabl­e de ce qui était qualifié de « désastre » pour le peuple chinois.

Depuis son arrivée au pouvoir fin 2012, Xi Jinping a renoué avec l’héritage du fondateur de la République populaire, perçu comme essentiel à la légitimité du régime. « Le président réécrit l’histoire du Parti et veut effacer toutes les erreurs du passé, résume Gao Wenqian, historien spécialist­e du communisme chinois et professeur à l’université Columbia aux EtatsUnis. Le Parti s’est attaché tout au long de son parcours à consolider son pouvoir. L’actuel dirigeant veut faire de Mao un leader conscient des dangers du capitalism­e, car cela le sert dans sa volonté de lutter contre toute velléité de démocratis­ation du régime chinois. »

« Xi Jinping cherche à gommer la rupture effectuée par Deng Xiaoping en 1978-1979, celle qui a lancé les réformes et le passage d’une dictature totalitair­e à un régime autoritair­e, et insiste sur la continuité. Il veut créer un récit plus linéaire et lisse, et renvoyer une image bienveilla­nte du PCC, illustrée par exemple par le succès de la lutte contre l’extrême pauvreté. Car, pour lui, c’est le parti qui apporte sa légitimité au régime », confirme Jean-Pierre Cabestan, professeur de sciences politiques à l’université baptiste de Hongkong.

Dans cette logique, le régime chinois censure les événements historique­s qui ne cadrent pas avec son récit. Les autorités encouragen­t même la population à dénoncer les discours, qualifiés de « nihilistes », coupables « d’attaquer, diaboliser ou calomnier » l’histoire de la révolution chinoise, au moyen d’une hot line mise en place le 9 avril. Et ce, afin de créer « un environnem­ent positif pour l’opinion publique ».

S’inscrivant dans les pas de Mao, Xi a parallèlem­ent instauré un édifiant culte de la personnali­té qui sévit jusque dans les écoles, les université­s et les entreprise­s. « Ma fille est encore en classe primaire,

Xi Jinping a instauré un édifiant culte de la personnali­té qui sévit jusque dans les écoles

mais elle a déjà des leçons politiques et étudie la pensée de Xi Jinping », témoigne une mère de famille pékinoise. Chaque jour, le Quotidien du peuple cite le secrétaire général, et ses formules sont reprises sur des banderoles accrochées en pleine rue.

Derrière ce vernis d’unité, le Parti reste cependant divisé, même si Xi Jinping, dirigeant le plus puissant depuis Mao, règne en maître. « Il y a des mécontents », note JeanPierre Cabestan, même si la plupart restent silencieux. Parmi eux, des victimes de la campagne anticorrup­tion – qui a aussi permis au « grand leader » de faire taire des voix critiques –, à l’image de Ren Zhiqiang, un homme d’affaires membre du PCC depuis plus de quarante-cinq ans et fils d’un ancien dignitaire, qui avait osé qualifier le président de « clown » – il a été condamné l’an dernier à dix-huit ans de prison.

La révision de la Constituti­on a par ailleurs du mal à passer auprès de l’aile libérale. Après la mort de Mao en 1976, Deng Xiaoping y avait inscrit la limite de deux mandats présidenti­els de cinq ans, afin de prémunir le pays contre le retour d’un dictateur et du culte de la personnali­té. Mais Xi Jinping a fait voter en 2018 un amendement supprimant cette limite, afin de pouvoir rester à vie au pouvoir. « Alors qu’il y avait, sous le Petit Timonier, une aspiration à une certaine libéralisa­tion au sein du régime, ainsi qu’une volonté de laisser plus d’autonomie à l’économie et à la société, tout cela a été balayé, rappelle Jean-Pierre Cabestan. Deng voulait limiter le rôle du Parti par rapport à l’Etat, Xi Jinping veut faire l’inverse. Avec lui, le PCC retrouve un pouvoir total et promeut un marxisme à tendance maoïste : il joue un rôle de plus en plus central et direct dans la vie politique. »

Malgré cette évolution, la société chinoise, dans sa grande majorité, ne remet pas en cause le système actuel (même s’il est contesté par une partie de l’élite). Soit elle le soutient, soit elle sait qu’elle n’a pas d’autre choix que de vivre avec. Mais, dans l’ensemble, la population s’estime bien gouvernée. Une étude de la Harvard Kennedy School publiée en juillet 2020 (portant sur 2016) relève ainsi un taux de satisfacti­on de 93 % quant à l’action du gouverneme­nt central. Plus récemment, les Chinois, dans un contexte de propagande triomphant­e, semblent avoir largement approuvé sa gestion de l’épidémie de Covid-19, malgré le manque de transparen­ce initial. Beaucoup ont souffert du manque de protection sociale l’an dernier, mais l’économie nationale est repartie très fort – le FMI prévoit une progressio­n du PIB de 8,4 % cette année.

S’il semble solidement arrimé au pouvoir, le parti unique fait toutefois face à un défi de taille. « Le décalage de cette organisati­on autoritair­e et monolithiq­ue avec une société de plus en plus diverse, pluraliste et mondialisé­e – et marquée par l’apparition de nouveaux pouvoirs financiers et économique­s – ne cesse de croître. C’est une tension qui pourrait à terme provoquer des transforma­tions politiques », avance Jean-Pierre Cabestan.

En 2022, pour la première fois depuis Mao, un président devrait voir son mandat prolongé au-delà de dix ans. Combien de temps un seul parti pourra-t-il encore contrôler un pays aussi dynamique ? « Le PCC a déjà vécu cent ans, s’enflamme un visiteur après sa visite à Jiaxing. Je suis certain qu’il gouvernera encore au moins autant. Les démocratie­s changent tout le temps, sans continuité. Il n’y a aucune chance de construire quoi que ce soit. » Et qu’importe si la moindre voix chinoise discordant­e est étouffée et si le dialogue avec le reste du monde n’en finit pas de se compliquer.

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Le site où a démarré le premier congrès national du Parti communiste chinois, à Shanghai, est un haut lieu d’affluence.
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 ??  ?? Le président Xi Jinping (au centre), ici entouré des six autres membres du comité permanent du bureau politique, impulse une ligne autoritair­e au Parti.
Le président Xi Jinping (au centre), ici entouré des six autres membres du comité permanent du bureau politique, impulse une ligne autoritair­e au Parti.

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