De la géopolitique des barrages, par Bruno Tertrais
Ces grands ouvrages constituent des moyens de pression politique. Et, potentiellement, des sources de conflit.
Les grands barrages ont toujours suscité des controverses. De tels travaux conduisent souvent à l’engloutissement de villages anciens et au déplacement de communautés entières. Et leurs conséquences sur l’environnement sont rarement anodines. Pourtant, la modernisation des sociétés en développement, les besoins croissants de l’agriculture ainsi que l’attrait d’une énergie pleinement renouvelable contribuent à leur succès grandissant. D’autant plus que ces travaux parfois herculéens peuvent tenir lieu de « grand projet national », se voulant l’illustration de la capacité des dirigeants à dompter les forces de la nature, à réguler des cours d’eau capricieux et sources de catastrophes, et à maîtriser le développement de leurs territoires. Ce fut le cas en Egypte (Assouan), ou encore en Chine (Trois-Gorges), plus récemment en Turquie ou en Ethiopie, dont des projets suscitent, non sans raison, l’émoi des pays voisins.
Menaces de « couper l’eau »
Ankara achève le titanesque chantier d’Anatolie du Sud-Est, qui comprend la construction de 22 barrages sur les bassins du Tigre et de l’Euphrate, au risque de diminuer le volume d’eau disponible pour l’Irak et la Syrie. Le projet mené par l’Ethiopie est encore plus problématique, car il suscite de très vives tensions avec l’Egypte. Sur le Nil Bleu (qui contribue à hauteur d’environ 85 % au volume du Nil), le barrage de la Renaissance, mis en service en 2020, contrevient, du point de vue égyptien, aux traités signés au siècle précédent sur le partage des eaux. L’armée a même menacé d’intervenir. Addis-Abeba, pour sa part, évoque l’« injustice historique » de ces accords et affirme que ce gigantesque barrage n’aura pas de conséquences sur le débit du fleuve. Le Soudan, dont le territoire est proche, se range de plus en plus du côté du Caire. Alors que la deuxième phase de remplissage du réservoir doit commencer cette année, les Etats-Unis tentent une médiation. Mais, en ce mois de juin, l’organisation de manoeuvres conjointes égypto-soudanaises, baptisées « Gardiens du Nil », montre que la tension est forte. D’autres installations sensibles sont de plus en plus au coeur des rapports de force régionaux. En Asie du Sud, les sources des grands fleuves se trouvent dans l’Himalaya, que l’on sait disputée entre l’Inde, le Pakistan et la Chine. Islamabad estime que Delhi met en cause le traité de l’Indus, ce « Yalta des eaux » conclu en 1960. Il est vrai qu’il y a désormais une centaine de barrages indiens sur le bassin fluvial.
Dans le sud-est, les 11 grands barrages chinois installés sur le Mékong ont réduit le volume d’eau dont disposent les pays en aval. Et Pékin n’appartient pas à la commission internationale créée en 1995 par le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et le Vietnam pour coopérer sur la gestion de ce fleuve. Peut-on alors parler de guerres entre Etats « pour l’eau » ? Probablement pas. Les menaces de « couper l’eau » à un pays en aval sont légion. La Turquie l’a fait plusieurs fois au détriment de l’Irak. Mais la ressource en eau incite beaucoup plus à la coopération qu’à la confrontation. Un pays jouant de cette carte pourrait en souffrir lui-même. Il reste plus probable que les différends relatifs à l’eau empoisonnent les relations entre Etats. Et que la gestion des cours d’eau puisse être utilisée pour manifester son mécontentement à l’égard d’un voisin – la Chine « oublie » parfois de transmettre à l’Inde les données sur le débit du Brahmapoutre, pourtant précieuses pour prévoir les inondations, lorsque les rapports entre les deux pays ne sont pas bons. Ou d’un adversaire – l’Iran est soupçonné d’une attaque informatique contre l’aqueduc national d’Israël en 2020. On suivra toutefois avec attention la réaction de Moscou au blocage par l’Ukraine, au moyen d’un barrage de fortune, du canal alimentant la Crimée. Cela pourrait un jour être le prétexte à une extension de l’occupation par les Russes du territoire de leur voisin.