Marine Le Pen : l’heure des choix
Le premier tour des régionales marque un coup d’arrêt dans la progression de la candidate du Rassemblement national. Qui doit maintenant revoir sa stratégie élyséenne.
Marine Le Pen avait fait un pari, celui que les régionales de 2021 parachèveraient la dédiabolisation, voire la normalisation de sa formation politique, dans l’optique de la présidentielle de 2022. Problème : le Rassemblement national (RN) serait-il déjà devenu aussi banal qu’un parti de gouvernement, incapable d’attirer ses électeurs ? D’après Ipsos, il s’agit du mouvement politique ayant connu, le 20 juin, la plus forte abstention. La candidate avait aussi une conviction : gagner une région ne lui ouvrirait pas automatiquement les portes de l’Elysée. A contrario, disait-elle, les piteux scores de LREM n’empêcheraient pas Emmanuel Macron d’accéder au second tour de la présidentielle. Mais ce scrutin devait être un tremplin, il est devenu un boulet. Ce n’était pas prévu. Marine Le Pen se voit maintenant obligée d’éviter que cet échec, établi en ce qui concerne le premier tour (le RN, en tête dans six régions en 2015, qui avait alors récolté près de 28 % des suffrages, ne l’est plus que dans une seule six ans plus tard, avec un peu moins de 20 %), ne constitue un handicap.
C’est une règle imparable de la politique : dans la bourrasque, le danger vient moins des adversaires que des concurrents. Déjà, Eric Zemmour accélère la cadence au rythme d’une vidéo quotidienne qui le voit abandonner ses habits d’éditorialiste pour ceux de candidat. Le polémiste avait prévenu ses proches : il attendait les résultats des régionales (et de meilleurs sondages le concernant) pour décider s’il se lançait dans la course à la présidentielle, espérant secrètement qu’une fois encore Marine Le Pen échoue à conquérir un exécutif. Le signe, selon lui, d’une incapacité de la présidente du RN à accéder un jour à la fonction suprême, et donc la preuve qu’il existe bien un espace pour une candidature concurrente. « Si Nicolas Dupont-Aignan fait 4 % et qu’Eric Zemmour se lance et fait 2 %, on perd 6 points et on peut oublier la qualification au second tour », calcule avec inquiétude un lieutenant de la présidente du RN. En privé, celle-ci ne veut pas y croire, même si le polémiste multiplie les signes de sa détermination, allant jusqu’à amorcer un processus de recrutement pour sa future équipe de campagne. « Bien sûr qu’il y pense encore ! On lui répète toute la journée qu’il est le plus beau et le plus intelligent, alors il se prend pour Robert Redford. Mais il n’ira pas », a-t-elle encore assuré récemment.
Bousculée, Marine Le Pen l’est aussi parce que ses électeurs se sont démobilisés au moment précis où elle en cible de nouveaux. Or il faut toujours consolider sa base si on veut l’élargir – les fondamentaux ont la vie dure. « Dommage qu’il n’y ait eu personne au RN pour expliquer à Marine Le Pen […] que c’est la clarté et la radicalité qui permettent de mobiliser, et non la pasteurisation », a commenté avec sévérité l’ex-frontiste Jean-Yves Le Gallou après les résultats de dimanche. Ces derniers lui rappellent qu’avant de penser au second tour de la présidentielle il lui faut songer au premier…
Sauf que la candidate ne pense plus qu’au duel annoncé, depuis que les sondages lui promettent entre 45 et 48 % des intentions de vote au second tour face à Emmanuel Macron. Du jamais-vu, mais cela ne suffit pas. Alors, elle cherche à se dévêtir du costume de grand méchant loup de la vie politique française. Elle veut convaincre les récalcitrants, mais aussi ses adversaires, ces électeurs de gauche fatigués de faire barrage, qu’elle n’a ni les habits ni l’appétit d’un monstre des contes
de Grimm. Elle veut parler aux catégories socioprofessionnelles supérieures, aux habitants des métropoles, aux personnes âgées, ces électeurs qui, pour le moment, ont toujours détourné le regard à son passage. Et si l’insécurité ou, pis, le délitement de la société incitaient ces publics à la voir différemment ? Marine Le Pen espère.
En janvier 2020, L’Express constatait la fin du plafond de verre. A l’entrée de la dernière ligne droite, celle qui sépare le second tour des régionales du premier de la présidentielle, la candidate cherche à séduire ces Français pour rendre possible ce qui longtemps ne l’était pas : l’accession à l’Elysée. Depuis 2017, la députée du Pasde-Calais effectue des corrections programmatiques au gré des enquêtes d’opinion. La sortie de l’euro faisait trop peur aux épargnants ? Elle promet désormais de changer l’Union européenne de l’intérieur, sans toucher à la monnaie unique. L’électorat LR est évidemment dans sa ligne de mire : il ne lui a pas échappé que cette question constituait un vrai obstacle dans sa stratégie de séduction. « Mais je ne vais pas non plus me transformer en candidate LR », assure-t-elle pour justifier de ne pas évoluer sur le dossier emblématique des retraites. Les régionales soulignent la difficulté de la manoeuvre : ces électeurs de droite restent attachés à leur parti et, si celui-ci trouve l’intelligence de s’organiser, sans doute le seront-ils aussi au candidat désigné.
Ses déclarations tonitruantes contre les banques, « le système » et l’oligarchie lui donnaient des airs de populiste d’extrême gauche ? Marine Le Pen s’engage désormais à rembourser la dette française « coûte que coûte » et ne se présente plus comme « antisystème », à la manière d’un Alexis Tsipras ou d’un Beppe Grillo. Celle qui ambitionnait de jeter les accords de Schengen à la poubelle promet aujourd’hui d’y regarder de plus près, en conservant, par exemple, la libre circulation des citoyens à l’intérieur de l’UE. Idem sur la Cour européenne des droits de l’homme. En janvier 2019, elle dénonçait cette « camisole », « impossible à faire évoluer ». Désormais, l’instance est présentée comme « un gardien du droit », dont il faut simplement corriger « une dérive de la jurisprudence ». « Nous nous sommes débarrassés des éléments de langage qui étaient le propre d’un parti groupusculaire », se félicite son conseiller et beaufrère Philippe Olivier. Et le député européen d’ajouter : « Désormais, le terme “compromis” n’est plus un gros mot, nous offrons une démarche plus positive. »
Si l’ensemble manque de cohérence idéologique, ce tête-à-queue a le mérite de servir sa stratégie de banalisation. A ce jeu-là, Marine Le Pen peut compter sur quelques idiots utiles. La droite traditionnelle, pour commencer, qui ne cesse de lui courir après, quitte à la dépasser dans la surenchère sécuritaire et identitaire. Le vice-président délégué de LR, Guillaume Peltier, n’a-t-il pas proposé de renvoyer les individus radicalisés « sur la base de soupçons avérés » (sic) devant une « cour de sûreté de la République » ? « Chacun devient Monsieur Plus », se moque la présidente du RN, en prenant soin de préciser que, chez elle, « pas besoin d’inventer des mesures contraires aux droits de l’homme ». Ce qui revient à oublier que le RN plaide, par exemple, en faveur de l’interdiction du port du voile dans tout l’espace public, contre le regroupement familial, ou souhaite instaurer la « priorité nationale » malgré le caractère anticonstitutionnel de cette mesure… Les déclarations du député LR Eric Ciotti (il a affirmé que ce qui différencie son parti du Rassemblement national était sa « capacité à gouverner ») ou de Nadine Morano (elle juge simplement son programme « trop à gauche ») ont fait rougir de plaisir les cadres lepénistes, qui ont vu dans ces appels du pied le signe d’une recomposition de l’échiquier politique plus rapide qu’ils ne l’avaient anticipée. « Sa stratégie de banalisation est bonne… Sur le terrain, de plus en plus d’électeurs sont sensibles à ces ajustements, même s’ils sont parfaitement opportunistes », regrette le sénateur LR Bruno Retailleau.
Le climat politico-médiatique, qui fait la part belle aux idées de la droite radicale, crée aussi un cadre, un contexte. « Vous pouvez constater que je ne suis pas sur la même ligne que CNews, qui professe toute la journée que nous sommes au bord de la guerre civile et que l’islam est incompatible avec la République », pointe Marine Le Pen, bien obligée de reconnaître par la même occasion que la chaîne de Vincent Bolloré installe un climat propice à ses idées. « Cette chaîne me recentre », sourit-elle. A côté d’un Eric Zemmour, qui a fait de son émission quotidienne Face à l’info un meeting cathodique et dénonce un soir sur deux le « grand remplacement » et l’effondrement du pays, d’un Philippe de Villiers qui assure que la pandémie de Covid-19 a été planifiée et souhaitée par les géants du numérique et les laboratoires pharmaceutiques, Marine Le Pen prendrait presque des airs de centriste bon teint avec ses appels aux compromis et à la retenue. « Vous avez vu qu’elle se présente comme la candidate de la paix civile ? » glisse le député européen Jérôme Rivière. Cet ancien député UMP a défendu auprès de la candidate cette stratégie « positive » contre ceux qui prônaient, en interne, un
Un livre d’entretiens est à l’étude, si possible avec un intellectuel
discours plus offensif. « Marine peut aller aussi loin qu’elle le souhaite dans la modération, elle s’appelle Le Pen ! » s’esclaffe-t-il. Comprendre : ce patronyme porte en lui-même la charge de la radicalité, pas besoin d’en rajouter.
Quand les sondages de la présidentielle ont commencé à affoler les compteurs, Marine Le Pen a glissé à certains de ces adjoints : « Je voudrais que tu réfléchisses à ce que tu as envie de faire après… » Depuis, les ambitieux rêvent tout haut de maroquin ministériel. Certains cadres, sceptiques, rappellent cependant à micro fermé que la présidente a l’habitude de perdre des points en campagne plutôt que d’en gagner. Ce n’est pas la première fois qu’elle atteint un haut niveau dans les enquêtes d’opinion à un an de la présidentielle : en 2016, la candidate du FN était ainsi régulièrement annoncée en tête au premier tour, autour de 31 % des voix (elle fera dix points de moins) – un peu comme pour ce premier tour des régionales.
D’autant que le risque de voir resurgir les vieux démons de l’extrême droite n’est jamais loin. « Je voudrais vous appeler à la prudence », exhortait ainsi, dès novembre 2020, Marine Le Pen lors d’une réunion interne à destination des cadres locaux, au sujet des élections départementales et régionales de juin. « Les Français cherchent la paix et la sécurité : ils n’attendent pas de nous des solutions radicales qui mettent une allumette sur le feu », avait-elle recommandé. Une mise en garde qui n’a pas empêché les éternels « dérapages » de campagne, allusions racistes, sorties aux relents islamophobes et antisémites… Ici, c’est le RN de Gironde qui a dû suspendre une candidate après l’exhumation de propos antisémites par un opposant ; là, c’est le cinquième sur la liste en Ile-de-France, Gilles Naudet, accusé par les équipes de Valérie Pécresse d’avoir publié sur Twitter plusieurs messages racistes, antisémites et misogynes (l’intéressé conteste en être l’auteur).
Autre étiquette indélébile, celle de l’incompétence, qui colle à la peau d’un parti habitué à rester sur le banc des contestataires. « Les élus RN sont vraiment très faibles, certains chez moi lisent encore avec le doigt », confie un président de région. Pour pallier ce handicap, le RN compte beaucoup sur ses recrues. Propulsés têtes de liste aux régionales, ces nouveaux visages frontistes (Hervé Juvin, Jean-Paul Garraud, Andréa Kotarac) ont pourtant réalisé de sévères contre-performances au premier tour. Et seul l’ancien ministre sarkozyste Thierry Mariani, candidat en Paca, arrivé en tête dimanche mais avec quatre points de moins que Marion Maréchal en 2015, dispose d’une surface nationale. Pour compenser la faiblesse de ses cadres (en quantité comme en qualité), Marine Le Pen a décidé d’avancer quelques pions, en dévoilant par exemple le nom de deux futurs ministres : le chantre de l’écologie enracinée, Hervé Juvin, pour le portefeuille de l’environnement, et l’ex-magistrat de l’UMP Jean-Paul Garraud pour la justice. D’autres suivront, promet-elle, tout en insistant sur la nécessité de garder des sièges vides pour de possibles ralliés de la dernière heure.
Un dernier point sensible demeure : l’image de la candidate. Comme en 2017, la question obsède son état-major. « Nous devons faire un effort supplémentaire pour montrer qui est Marine, comme femme, comme avocate, comment sa pensée s’est construite », estime Philippe Olivier. Selon nos informations, un livre d’entretiens est à l’étude, même si le nom de l’intervieweur – elle préférerait un intellectuel à un journaliste – n’est pas arrêté. Marine Le Pen aimerait notamment insister sur son statut de mère qui a élevé trois enfants seule, qu’elle estime méconnu des Français. Un sujet qu’elle entend développer lors d’entretiens longs et intimes, à la manière de l’émission de Karine Le Marchand, Une ambition intime, en 2017. Une séance photo à la Trinité-sur-Mer (potentiellement pour Paris Match) est à l’étude depuis plusieurs mois : en interne, plusieurs proches poussent la candidate à accepter un portrait de famille (elle s’est toujours refusée à médiatiser ses enfants), histoire d’effacer l’ombre du « Menhir » (son père) au profit de l’image moderne d’une mère de famille divorcée. Caroline Parmentier, sa nouvelle attachée de presse, veille à ce que rien ne vienne troubler cette mise en scène. « Vous pouvez m’expliquer pourquoi, sur vos photos, Marine Le Pen ressemble à un gros monstre sans lèvre ? » interpelle-t-elle, fin janvier, un photographe de l’AFP lors d’une conférence de presse à Nanterre. « Vous ne pouvez pas faire de jolies photos, comme pour Brigitte Macron ? Non mais regardez, Marine est belle, elle est en jupe, elle a maigri, et vous, vos photos sont toujours horribles ! » s’emporte l’ancienne journaliste de Présent. Etre et avoir été : plus qu’une image, tout un programme.
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