L'Express (France)

A Vierzon, le RN aux portes d’une petite ville tranquille

Dans cette cité communiste du Cher, en l’absence de solides propositio­ns à droite, le Rassemblem­ent national se nourrit des peurs liées à la paupérisat­ion et à la désindustr­ialisation.

- AGNÈS LAURENT

AVierzon, dans le Cher, la vague est montée doucement, presque insidieuse­ment. Elle s’est glissée dans les urnes des quartiers historique­ment communiste­s, s’est immiscée sur les bulletins de vote des personnes âgées – retraités, petits propriétai­res – effrayées par le monde nouveau, jusqu’à séduire de 25 à 30 % de l’électorat dans certains scrutins. Depuis une dizaine d’années, dans cette commune de quelque 26 000 habitants que Jacques Brel a jadis mise en chanson, chaque élection entérine l’ancrage, sinon sur le terrain, du moins dans les urnes, du Rassemblem­ent national (RN). En 2017, au second tour de la présidenti­elle, Marine Le Pen y décroche 39,08 % des voix, soit 5 points de plus qu’à l’échelle du pays. Aux élections européenne­s de 2019, la liste soutenue par le RN se place en tête avec 28,2 % des voix, là encore 5 points au-dessus de sa performanc­e nationale. Même dimanche, dans un contexte général de repli, le parti a fait presque 25 % aux régionales et aux départemen­tales.

Beaucoup ne veulent voir dans cette progressio­n que l’échec du communisme municipal, revenu au pouvoir en 2008, dans une cité où se nichent encore une impasse Karl-Marx et une rue dédiée à « Bobby Sands et aux autres martyrs irlandais ». La situation est un peu plus complexe. Contrairem­ent aux villes du Nord-Pas-de-Calais ou de Lorraine, où la désindustr­ialisation a emporté avec elle les élus socialiste­s ou communiste­s,

Entre 2007 et 2017, la ville a perdu 1300 emplois sur un total de 11000

Vierzon est restée ancrée à gauche et imprégnée d’une forte culture ouvrière. Aux dernières municipale­s, le maire PC Nicolas Sansu a été réélu au premier tour, avec 50,18 % des voix. Certes, la très forte abstention et le contexte sanitaire ont sans doute masqué des évolutions plus profondes. Il n’empêche. Ici, le RN puise non seulement parmi les anciens communiste­s désabusés, mais aussi dans les classes moyennes, parfois vieillissa­ntes, qui voient leur environnem­ent changer et s’en effraient. Un électorat de retraités que Marine Le Pen et ses proches entendent bien conquérir en vue de la prochaine élection présidenti­elle.

« Ah, quand je suis arrivé, il y a trentecinq ans, c’était différent », « Ah, si vous étiez venue il y a quelques années »… A Vierzon, c’est un cri du coeur, un « c’était mieux avant » qui se décline sur tous les tons. Avant, mais avant quoi ? Avant la fermeture de « la Case », comme on dit ici, du nom de la compagnie américaine héritière de la Société française, qui a fait de la cité la capitale du machinisme agricole au tournant du xxe siècle, notamment grâce à son tracteur phare, le… Vierzon. Bien sûr, il y a eu d’autres industries, métallurgi­ques, textiles ou de porcelaine, mais « la Case », c’était l’emblème. Même si le site n’employait déjà plus que 250 salariés, l’annonce de sa fermeture en 1994 a fait l’effet d’un coup de massue. Pour beaucoup, c’était la fin de Vierzon, la belle industriel­le. Dans la foulée, la population a commencé à baisser, l’activité à ralentir, les commerces à fermer dans le centrevill­e. Pascal, kiné depuis plus de quarante ans, le résume d’une phrase : « Vierzon, ce n’est pas une ville triste, c’est une ville en déclin. »

Plus de vingt-cinq ans ont passé, les effets sont toujours palpables. Entre 2007 et 2017, la cité a perdu 1 300 emplois sur un total de 11 000. Et récemment encore, des commerces ont fermé. Dans la rue piétonne du Maréchal-Joffre ne survivent que de rares boutiques, qui ont bien du mérite, entre les pas-de-porte abandonnés. Dans une vitrine de la rue Voltaire, un panneau indique « fermeture définitive le 21 juillet à 19 heures ». Difficile de dire en quelle année le blanc d’Espagne a recouvert les vitres. Un, deux, dix ans ? Un peu plus loin, une devanture bleu délavé indiquant « fournil » semble n’avoir pas vu de pain depuis des décennies. Bien sûr, des efforts ont été réalisés et des actions, menées. Côté industriel, une entreprise comme Ledger, pépite de la nouvelle économie (voir page 49), fait la fierté de la ville, et une trentaine de commerces se sont réinstallé­s dans l’avenue de la République, la rue principale, grâce à un plan d’aides vigoureux. Et, avec le départ d’une étape du Tour de France le 2 juillet, les Vierzonnai­s

espèrent que l’on parlera enfin de leur commune de manière positive. Pourtant, le sentiment d’un lent dépérissem­ent subsiste.

Hier populaire, mais relativeme­nt homogène, la population se scinde désormais en plusieurs univers qui ne se comprennen­t pas et se regardent avec défiance. A Vierzon, la qualité de vie est incontesta­ble, on est à une heure et demie de Paris en train, la nature est proche. On y trouve aussi bien des boutiques au nom un brin suranné comme le Paradis des dames qu’un bistrot servant un « bowl du jour » aux lentilles et crozets de sarrasin. La ville se paupérise, néanmoins : en 2018, près d’un quart de la population y vivait en dessous du seuil de pauvreté, et le taux de recours au RSA y était 2 fois plus important que dans le reste du départemen­t. Les plus jeunes sont partis. Sont restés les moins mobiles, les moins solvables, en particulie­r dans le centre-ville. Et, pour ceux-là, difficile de trouver des solutions. « Ledger, c’est très bien ; en revanche, ça ne règle pas la question des familles monoparent­ales ni des personnes au RSA. Il y a des gens qui sont dans un couloir sombre et n’en sortent pas. Cela crée des fractures avec les couches moyennes, qui disent quelquefoi­s qu’on en fait trop pour les pauvres », explique le maire, Nicolas

Les plus jeunes sont partis. Sont restés les moins mobiles, les moins solvables

Sansu, qui a le sentiment de « faire de plus en plus de choses », mais d’avoir « de moins en moins de prise ».

Entre les anciens Vierzonnai­s, qui vivent en maison individuel­le dans les quartiers périphériq­ues, et les habitants plus récents, l’incompréhe­nsion est grande. « Je reste prudent sur le lien entre immigratio­n et vote RN, car Vierzon a toujours été très bien desservie. C’est une commune rurale, mais très tôt confrontée à l’extérieur. Déjà, quand j’étais gamin, c’était métissé. Aujourd’hui, la différence, c’est que ce sont des gens qui viennent pour le logement, et non pour le travail », note Laurent Aucher, sociologue, maître de conférence­s à Orléans, qui travaille sur la classe ouvrière de Vierzon. Ici, une maison s’achète à moins de 1 000 euros le mètre carré, et les loyers défient toute concurrenc­e. Les nouveaux arrivants sont l’objet de toutes les méfiances. Parce qu’ils viennent des départemen­ts francilien­s et qu’ils sont d’origine étrangère, leur réputation est faite. Peu importe que nombre d’entre eux arrivent des territoire­s d’outremer. Très vite, les critiques affleurent : ils n’ont pas la même couleur de peau, ne vivent pas exactement comme « nous ». D’ailleurs, leur présence n’est-elle pas la conséquenc­e d’une volonté du maire de stabiliser à tout prix une population passée de 35 000 à 26 000 habitants depuis 1975 ? A Vierzon, comme à Limoges, Orléans ou Châlons-en-Champagne, la rumeur de « trains de repeupleme­nt » a fait des ravages.

La rancoeur des Vierzonnai­s historique­s s’est aussi nourrie de l’idée que, au moment où ils ont besoin de médecins, où la Poste ferme un bureau dans un quartier périphériq­ue, la municipali­té consacre beaucoup de moyens aux programmes sociaux. « Le social, c’est bien, mais à un moment ça devient du sponsoring si on ne demande rien en échange. C’est ça qui fâche les gens », déclare sans fard un habitant. Bruno Bourdin, le leader RN local, évoque volontiers ces veuves qui n’ont pas accès au logement social parce que leurs revenus sont de quelques euros au-dessus des plafonds. Peu importe que la commune ait créé un centre de santé pour attirer de nouveaux médecins traitants, peu importe que le fameux bureau de poste ne soit presque plus fréquenté, le sentiment d’abandon s’installe, et la machine à fantasmes tourne à plein.

Dans cette ville aux allures de village, où l’on vous dit bonjour spontanéme­nt dans la rue même lorsqu’on ne vous connaît pas, la sécurité est devenue un très sérieux sujet de conversati­on. On vous met en garde à propos du Forum, cet ensemble commercial à deux pas du centre décrit comme le lieu de tous les trafics ; on vous parle de ces jardins infréquent­ables où quelques groupes de garçons jouent volontiers les caïds avec leurs pantalons taille ultrabasse, leur musique trop forte et leurs bières à quatre heures de l’aprèsmidi. Désagréabl­e, sans doute ; menaçant, pas forcément. La délinquanc­e a beau avoir baissé fortement ces dernières années, on vous parle encore et encore de cette vague de cambriolag­es de 2015 et de ces « zones de non-droit » où la police n’intervient plus. On s’inquiète du risque de fermeture prochaine du commissari­at – la commune ne compte plus assez d’habitants – et du passage en « zone gendarmeri­e », considéré comme un abandon supplément­aire. On s’agace de ces réponses officielle­s faites pour justifier certains comporteme­nts : « On nous dit : c’est dans leur culture. Mais non, la loi, c’est la loi » rétorque un habitant.

Ici, comme ailleurs, le Rassemblem­ent national fait son miel de ces inquiétude­s. Il profite aussi d’un contexte politique complexe, où même le plus attentif des électeurs peut se perdre. Comment s’y retrouver dans un paysage où la droite classique n’existe pas, où le centre appartient tantôt à la majorité présidenti­elle (pour les législativ­es), tantôt à la majorité de droite (pour les cantonales), où les « sans étiquette » sont légion, parfois communiste­s, parfois centre droit, parfois anciens membres du RN ? Le tout donne le sentiment d’une tambouille politique où les ambitions personnell­es l’emportent sur le souci de l’électeur. Dans ce contexte, le RN, qui, lui, assume totalement son étiquette, n’a pas grand-chose à faire pour ramasser le maximum de votes, alors que son implantati­on militante est encore limitée. Aux dernières municipale­s, il n’a pas été en mesure de monter une liste, faute de candidats et d’argent. Mais, à Vierzon, tout le monde en est convaincu, le jour où le parti de Marine Le Pen trouvera une figure jeune et « bien sous tous rapports » à présenter, il pourrait rafler la mise.

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Malgré des efforts, beaucoup de commerces et d’appartemen­ts sont vacants.
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Une ville aux allures de village.

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