L'Express (France)

Lautrec, qui dit mieux ?, par Christophe Donner

- Christophe Donner Christophe Donner, écrivain.

Le 29 juin, chez Artcurial, sera mis en vente Une opération par le docteur Péan à l’hôpital Internatio­nal, peinture à l’essence sur carton réalisée par Henri de Toulouse-Lautrec, en 1891. Lautrec a 27 ans, il est un des rares peintres de son temps et de son âge à s’intéresser à la médecine comme sujet artistique, alors qu’elle était devenue, pour quelques happy few de cette époque, un spectacle de première (Charcot, Duval et autres Farabeuf, rivalisant de cabotinage au cours de dissection­s, de séances d’hypnose, de trépanatio­n et autres électrocho­cs). Si Lautrec s’est intéressé à la médecine, c’est aussi parce que celle-ci s’est intéressée à lui très tôt : « Maman m’a retiré de chez mon professeur pour me faire suivre le traitement de la brosse électrique, qui a, jadis, guéri mon oncle Charles. Je suis bien ennuyé d’être boiteux du pied gauche maintenant que le droit est guéri », écrit-il à sa grand-mère, en 1877. On ne reviendra pas sur les douleurs physiques et morales qui finiront par tuer l’artiste, à 36 ans.

Si l’on en croit le titre du tableau que j’ai eu le privilège de voir de près dans les réserves de la maison de ventes, le sujet, c’est le docteur Péan, ou l’opération. On ne voit ni l’un ni l’autre. C’est ce qui surprend au premier abord et qui amuse (« Quel provocateu­r ! »). Le docteur Péan, dans sa redingote, est de dos, un dos énorme et voûté qui cache la scène. C’est comme si le tableau portait en son centre un trou noir. Et autour de ce trou, des étudiants qui regardent, une infirmière qui tient son plateau d’instrument­s, des grandes fenêtres en arrière-plan, elles aussi elles regardent, un autre patient au premier plan, couché sur une civière, qui attend son tour, lui il s’en fout, il ne regarde que sa peur.

Cette audace qui consiste à présenter son modèle – sujet de l’oeuvre – de dos, fait écho au tableau que Lautrec a peint six ans plus tôt, qui est une parodie du Bois sacré, fresque champêtre, mythologiq­ue et dévêtue, de Puvis de Chavannes. Pour se moquer de son aîné, Lautrec en a réalisé une copie dans laquelle il a fait débarquer une délégation de messieurs tout habillés, parmi lesquels on le reconnaît, de dos, en train de pisser.

On est souvent amusé par Lautrec, et, devant l’atrocité ou la violence, le tragique ou l’érotisme de ce qu’il peint, sa malice empêche notre attendriss­ement, et le sien, de virer au mélo, à l’indignatio­n, au moralisme. Il ne peint pas les choses telles qu’elles sont. Son sujet, c’est la distance qu’il établit entre le sujet et lui. Ainsi, tous ses tableaux pourraient s’intituler : Voilà où je suis. Il peint l’autobiogra­phie d’un artiste pudique et curieux, satirique et pauvre diable.

Revenons au tableau offert à la vente. Devant le docteur Péan, il y a son assistant, le docteur Baumgarten, qui participe à l’opération, qu’on voit de face, visage sérieux, sinon soucieux. Baumgarten est le médecin de Lautrec, c’est grâce à lui que le peintre a pu assister à l’opération et réaliser le tableau avant de le lui offrir. La famille Baumgarten l’a gardé jusqu’à aujourd’hui, jalousemen­t, n’acceptant son exposition qu’une seule fois, en 1914. Il sera exposé avant la vente les 27 et 28 juin, profitez-en, et, si vous êtes frustré par ce tableau qui ne montre rien, pour vous convaincre de son importance, vous vous rendrez au Clark Art Institute de Williamsto­wn (Massachuse­tts), qui possède l’autre version de la même scène. Le tableau s’intitule Opération de trachéotom­ie, on y voit le docteur Péan, ce coup-ci de face, avec son visage aussi énorme que son dos, la même redingote, la même serviette nouée autour du cou, et, sans la bouche hideusemen­t ouverte du patient qu’il s’apprête à trachéotom­iser, on le croirait en train de décortique­r un canard à l’orange. Huit ans avant James Williamson, Lautrec invente avec ce diptyque l’un des outils fondateurs de la narration cinématogr­aphique : le champ-contrecham­p. Cent trente ans plus tard, la réappariti­on de ce chef-d’oeuvre ajoute une nouvelle dimension au génie de Toulouse-Lautrec. *

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