Le Tour de France, terre de chasse des Etats-sponsors
Quatre coureurs classés dans le Top 10 de la Grande Boucle 2020 roulaient pour des sponsors à dimension étatique. Une autre économie du vélo se profile.
Si les propriétaires émiratis du club de Manchester City ont échoué en finale de la Ligue des Champions de football face à Chelsea, ils rêvent d’un doublé inédit sur les Champs-Elysées cet été. Déjà l’an passé, Tadej Pogacar, un Slovène de 22 ans courant pour UAE Team Emirates, devenait le plus jeune vainqueur d’une Grande Boucle depuis 1904, après avoir subtilisé le maillot jaune à son compatriote Primoz Roglic, la veille de l’arrivée de l’épreuve. Cette performance avait propulsé l’équipe sponsorisée par la compagnie aérienne Emirates au sommet du cyclisme mondial, le Tour de France restant, plus de cent ans après sa création, le Graal de la petite reine.
Il faut dire que la course offre une exposition exceptionnelle. « Avec une diffusion dans 195 pays, nous touchons 3,5 milliards de personnes. Comme vitrine sur un seul sport, il n’y a pas mieux », vante-t-on au siège francilien d’Amaury Sport Organisation (ASO). On peut même dire que pour les Emirats arabes unis, le retour sur
investissement a été rapide. Concernant le football, le pays a dépensé près de 2 milliards d’euros en transferts de joueurs en dix ans. Quant au vélo, l’aventure n’a démarré qu’en 2017 et constitue déjà une grande fierté pour « à peine » 30 millions d’euros annuels. Il suffisait d’ailleurs de voir le regard juvénile de Pogacar, dont la photo est hissée sur la gigantesque tour Burj Khalifa à Dubaï, pour mesurer l’enjeu. « Nous sommes passés d’une équipe familiale italienne [NDLR : Lampre] à une équipe de pays », avait prévenu le manager, Giuseppe Saronni, au moment du rachat de sa petite structure.
C’était sans imaginer que le cyclisme deviendrait aussi vite un moteur du soft power de la pétromonarchie. « Les Emirats sont dans cette stratégie de nation branding, et que ce soit pour le football, la voile ou le vélo, l’objectif est de donner une image favorable de la nation », précise Pascal Boniface, directeur général de l’Institut des relations internationales et stratégiques. Pour l’auteur de Géopolitique du sport (éd. Armand Colin), cette arrivée des « Etats sponsors » n’est qu’un retour aux sources, les équipes nationales (France, Italie, Belgique…) ayant fait les beaux jours du Tour jusqu’en 1968. Ce sont Israël, Bahreïn et les Emirats qui affichent aujourd’hui leur drapeau sur le dos des coureurs. « Mais le premier à avoir remis cela au goût du jour est le Kazakhstan, qui, dans les années 2000, avait une vedette avec Alexandre Vinokourov. Tout s’est construit autour de lui », poursuit Pascal Boniface. Pour ce pays de l’exURSS, grand comme cinq fois la France, cet investissement vise à faire de sa nouvelle capitale, Astana, une marque à part entière. Un pôle d’attractivité, à la fois économique et touristique. D’ailleurs, d’après les chiffres de la Banque mondiale, le nombre de visiteurs est passé de 4,7 millions en 2006, juste avant le rachat de l’équipe, à 8,5 millions en 2019. Et ce, malgré différents scandales de dopage : suspension du même Vinokourov (20072008), puis la destitution du titre d’Alberto Contador au Tour de France 2010 pour une rocambolesque histoire de steak au clenbutérol (un produit dopant). Peu importent les quolibets, l’équipe roule toujours. La fin justifie les moyens. « A l’arrivée du Tour, il faut voir la fierté des ambassadeurs et des consuls de ces nations,qui n’existent que par le vélo. On ressent bien l’importance que c’est pour eux d’être là », souffle un habitué de la tribune présidentielle.
La ligne d’arrivée franchie, c’est souvent l’heure des bilans et toujours celle des rumeurs. Une équipe s’est ainsi attiré les foudres des « ondit » ce printemps lors du Critérium du Dauphiné, une course préparatoire à la Grande Boucle. Un inconnu du grand public, l’Ukrainien Mark Padun (Bahrain Victorious), a largement dominé la fin de course dans les Alpes. Il n’en fallait pas plus pour faire tousser le peloton, à commencer par les formations françaises et leurs fidèles sponsors privés. « Beaucoup ont été surpris par cet exploit. On a senti un malaise. Ces nouvelles équipes d’Etat sont un peu sulfureuses », explique un membre d’un staff tricolore, inquiet pour l’image du cyclisme et donc celle de son employeur. Dans le camp incriminé, on démine. « C’est triste de voir ce genre de questions revenir dès qu’un coureur fait une performance. Ces accusations n’aident personne : aucune équipe, aucun sponsor », faiton valoir au sein de Bahrain Victorious. Pour le Royaume, souvent critiqué pour sa gestion des droits de l’homme, ce sport est devenu un élément clef de sa réputation.« Bahreïn a une vision 2030 qui aspire à passer à un meilleur équilibre économique moins dépendant du pétrole, souligne Rayan Ajaji, l’un des cadres de l’équipe. Nous offrons de bonnes conditions aux entreprises, à travers des niveaux d’imposition et des accords commerciaux. Le cheikh Nasser bin Hamad alKhalifa a fondé l’équipe qui fait de Bahreïn une marque comme toute formation qui investit dans le cyclisme. » Et de rappeler en passant : « Il y avait 50 cyclistes dans tout le pays il y a dix ans. Désormais, ils sont quelques milliers. » Avec son budget d’une vingtaine de millions d’euros par an (les Britanniques d’Ineos Grenadiers, leader du peloton, tournent à 45 millions annuels), Bahreïn a un statut d’outsider, mais a déjà placé le coureur espagnol Mikel Landa au pied du podium l’an dernier.
Pour espérer lever les bras sur la ligne, il faut un brin de chance et pas mal de bagou. Cette expérience, c’est justement ce que cherchait la formation Israel Startup Nation en embauchant le quadruple vainqueur du Tour, le Britannique Chris Froome. Victime d’une grave chute en 2019, « il est en train de se reconstruire, c’est un compétiteur et il visera une victoire d’étape », prévient Lionel Marie, l’un des directeurs sportifs, dont le budget est similaire à Bahreïn. A la tête de la vitrine israélienne du vélo, créée de toutes pièces en 2015, on trouve un homme d’affaires d’origine québécoise : Sylvan Adams. Mécène de la bicyclette, cet israélien aime rouler avec ses protégés lors des entraînements. A TelAviv, il finance luimême des pistes
cyclables ainsi qu’un vélodrome. Son objectif : « Promouvoir Israël pour montrer son vrai visage », comme il l’affirmait avant le grand départ du Tour d’Italie 2018, délocalisé dans l’Etat hébreu. Un patriotisme, certes, mais pas une réelle politique officielle pour l’équipe aux 19 nationalités, sorte d’ONU de la pédale. « Nous sommes basés en Espagne et notre seule contrainte est d’organiser un stage au pays une fois par an et de participer à des opérations sur l’histoire d’Israël », détaille Lionel Marie. Si la communication consiste à vanter la vitrine technologique du « 4e pôle mondial d’innovation » comme l’annoncent ses dirigeants, la géopolitique s’invite aussi sur la route. Depuis le regain de tension dans la région, des drapeaux palestiniens ont recommencé à fleurir sur les routes, ce qui inquiète les organisateurs du Tour, en ligne directe avec les services de renseignement français. « Les Etats ne sont pas des sponsors comme les autres, c’est vrai. Mais pour eux, le vélo est un très bon investissement », reconnaît Magali Tézenas du Montcel, déléguée générale de Sporsora, l’association des acteurs de l’économie du sport français.
Ces nouveaux sponsors peuvent-ils transformer cette discipline si populaire ? « Ils veulent attirer le regard sur eux ou porter des messages. D’ailleurs, la Colombie ou l’Italie ont déjà demandé à intégrer nos caravanes publicitaires pour profiter de l’exposition », confie Laurent Lachaux, directeur des partenariats d’ASO. Mais, pour l’organisateur, « le modèle économique du Tour doit rester axé sur le rayonnement de la France à l’étranger ». Il n’empêche qu’il est de plus en plus sollicité pour organiser des courses hors de l’Hexagone. C’est déjà le cas en Arabie saoudite et à Oman. La Chine a aussi essayé et Bahreïn rêve de les imiter. De quoi faire naître une diplomatie économique du vélo ? « J’aimerais beaucoup pouvoir l’affirmer, surtout après la signature en 2020 des accords d’Abraham [NDLR : des traités, signés à Washington, instaurant des relations officielles entre, d’une part, Israël et Bahreïn et, d’autre part, Israël et Abu Dhabi]. Mais c’est une coïncidence de l’Histoire », tempère Pascal Boniface. Il n’empêche que Sylvan Adams s’était bien rendu dans le Golfe un an avant ces accords pour mettre un peu d’huile dans les rouages. Dans le sport professionnel, la frontière entre Etats, sponsors et sportifs est décidément de plus en plus poreuse.