L'Express (France)

Démocratie en crise : Tocquevill­e avait tout compris !

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE CHARTIER

Gallimard publie le dernier volume des monumental­es OEuvres complètes de l’auteur de De la démocratie en Amérique, aventure éditoriale entamée en 1951. L’occasion, avec l’universita­ire Françoise Mélonio. qui en a dirigé l’édition, de méditer les leçons du grand penseur libéral.

Député de la Manche, puis éphémère ministre des Affaires étrangères en 1849, Alexis de Tocquevill­e n’a pas seulement offert l’une des réflexions les plus profondes sur les forces et les fragilités de la démocratie. Il a aussi expériment­é ses théories avec passion dans l’arène politique. Nul mieux que ce libéral a su montrer combien l’égalité pouvait miner son idéal en se retournant contre la liberté, explique Françoise Mélonio, responsabl­e de l’édition des oeuvres complètes de l’auteur de De la démocratie en Amérique chez Gallimard. Tocquevill­e est un penseur qu’on lit quand la foi en nos valeurs faiblit. Autant dire que les temps s’y prêtent.

Une recension des auteurs les plus cités ces deux dernières décennies donnerait Tocquevill­e dans le top 10. Son sens de la formule n’explique pas tout. A quoi doit-il sa postérité ? Françoise Mélonio Ses ouvrages ont remporté un énorme succès dans toute l’Europe dès leur parution. Les grands de l’époque les ont lus – le roi de Suède, Cavour, Metternich, etc. – et ces textes ont trouvé un grand écho en Allemagne, en Russie… En France, ils ont suscité des débats nourris entre la droite légitimist­e – dont Tocquevill­e était issu – et les socialiste­s comme Proudhon. Marx aussi y fait allusion. Mais son oeuvre est ensuite tombée dans l’oubli pendant plusieurs décennies.

Pourquoi ?

Tocquevill­e est un auteur dont on s’inspire lorsque le contexte social et politique pousse à s’interroger sur l’état du régime et les moeurs démocratiq­ues. Or, dans les années 1880, la République est arrivée à bon port, et les questions auxquelles elle doit faire face sont surtout celles liées à l’industrial­isation : les luttes sociales, l’essor des syndicats. On débat alors des tempéramen­ts de chaque nation, des races– autant d’interrogat­ions qui sont complèteme­nt étrangères au député et philosophe normand.

Son oeuvre revient au premier plan après la Seconde Guerre mondiale. Raymond Aron lui consacre un chapitre dans son fameux essai de 1967, Les Etapes de la pensée sociologiq­ue. Les milieux intellectu­els et politiques se penchent sur le totalitari­sme, le marxisme s’essouffle. Chacun sent qu’un monde nouveau est en train d’advenir. La pensée de Tocquevill­e fait écho à cette interrogat­ion, lui qui a écrit justement dans les années 1830 pour rendre compte des mutations sociales et structurel­les, à son sens inéluctabl­es, menant à la démocratie moderne. Aujourd’hui, c’est son analyse des rapports conflictue­ls entre l’égalité et la liberté en démocratie, c’est-à-dire son regard sur la société démocratiq­ue au sens large, et pas seulement politique, que l’on retient.

Comment un aristocrat­e comme lui, issu d’une droite légitimist­e hostile à la Révolution, en est-il arrivé à écrire une oeuvre faisant l’éloge de la démocratie – tout en étant certes très lucide sur ses faiblesses ?

Tocquevill­e fait partie des battus de l’Histoire : sa famille a perdu la place qui était la sienne sous l’Ancien Régime et la Restaurati­on, sa carrière de magistrat est compromise. Mais il ne nourrit aucune ambition restauratr­ice et c’est ce qui fait sa force : il se place d’emblée dans l’idée que la démocratie a triomphé et qu’il n’y aura plus de retour en arrière. Son voyage aux Etats-Unis le convainc que celle-ci est une avancée providenti­elle, et que le mouvement de l’Histoire va dans le sens de plus d’égalité sociale, même si ce cheminemen­t bénéfique pour l’humanité s’accompagne d’une dégradatio­n de la culture et des libertés individuel­les, sans oublier les tensions sociales.

Comment cela ?

Il a parfaiteme­nt saisi que le ressentime­nt se nourrit des progrès de l’égalité : plus votre voisin vous ressemble, plus vous êtes choqué par les différence­s – naturelles ou socio-économique­s – qui demeurent. Il perçoit aussi l’émergence du sentiment individual­iste : dès lors que chacun a les moyens de son autonomie et se retrouve délié des liens communauta­ires de subordinat­ion qui caractéris­aient la société aristocrat­ique, il est amené à penser qu’il peut être autosuffis­ant et tenté de se replier sur lui-même. Pour Tocquevill­e, l’individual­isme ne semble pas un vice mais un faux jugement, consistant à croire que l’on peut se retrancher du collectif pour mener sa petite vie tranquille.

Plus largement, Tocquevill­e perçoit clairement le risque paradoxal que la démocratie fait peser sur la liberté, au nom de l’égalité. Quand le poids de l’opinion majoritair­e devient central, que les fortunes tendent à s’égaliser, qu’une classe moyenne émerge, que les individus sont de plus en plus absorbés par la nécessité de gagner leur vie et d’améliorer leur bien-être matériel, et que, pour cette même raison, les sociétés se tournent de plus en plus vers le commerce, l’indifféren­ce envers la politique grandit. Ce désintérêt – cette désaffecti­on démocratiq­ue, comme nous dirions aujourd’hui – conduit à abandonner le pouvoir à ceux qui veulent s’en saisir.

Il avait en quelque sorte annoncé la vague populiste de ce xxie siècle…

Absolument ! La démocratie a libéré les individus des liens traditionn­els de l’Ancien Régime dominé par l’aristocrat­ie, mais elle les expose à un autre danger, celui de tomber sous une autorité despotique. Dans une société démocratiq­ue, chacun redoute la pression que pourrait lui faire subir son voisin immédiat. Ce qui débouche sur une méfiance envers toute autorité, depuis celle des parents jusqu’au gouverneme­nt. Et on arrive ainsi à se fier spontanéme­nt à l’opinion majoritair­e, qui peut, en vertu du

mécanisme paradoxal que nous décrivions plus haut, confier les clefs du pouvoir à un despote. L’époque fournissai­t un exemple très concret en la personne de Napoléon III, dont les Français avaient approuvé par référendum le coup d’Etat rétablissa­nt l’Empire, en 1851. Tocquevill­e, lui, avait signé la demande en accusation du prince-président. Il fut incarcéré, et abandonna par la suite la vie politique.

Quelles solutions entrevoyai­t-il pour déjouer ces écueils ?

Toute la question consistait à trouver les moyens pour que la liberté individuel­le devienne le bien de tous, pensait-il. Il a plaidé pour l’instaurati­on de contre-pouvoirs – l’indépendan­ce de la justice, en premier lieu – défendu la liberté de la presse, garantie d’une vraie délibérati­on collective. Il insistait aussi beaucoup sur le rôle des associatio­ns civiles, sur la participat­ion des citoyens à la vie politique. Au coeur de sa réflexion, il y a cette conviction que l’implicatio­n de tous constitue la seule source véritable de légitimité en démocratie. Lui-même a d’ailleurs longtemps considéré que le plus important n’était pas son oeuvre, mais son investisse­ment politique.

Il a mis toute son énergie à être élu député, et s’est montré ensuite à l’écoute de ses électeurs, comme le prouve ce dernier volume de sa correspond­ance où l’on voit le soin qu’il prend à répondre à leurs nombreux courriers. Il se pensait vraiment comme un relais entre sa circonscri­ption et l’Etat. Parlementa­ire dans l’âme, il considérai­t que la délibérati­on et la prise de décision collective au sein de la Chambre étaient le meilleur moyen d’aboutir à un consensus pour trouver des solutions utiles à tous.

La démocratie participat­ive avant l’heure, en somme ?

Oui ! Pour Tocquevill­e, on n’apprend pas la démocratie dans les manuels d’instructio­n civique ! S’il vivait aujourd’hui, il regarderai­t avec intérêt l’essor des budgets participat­ifs et des états généraux ou la tenue d’une convention citoyenne comme celle sur le climat. Il jugeait nécessaire d’associer des experts à la prise de décision des citoyens – les premiers pouvaient, grâce à leur savoir, éclairer les seconds. C’est d’ailleurs ce rôle qu’il a voulu jouer en écrivant De la démocratie en Amérique.

Est-il toujours une référence aux Etats-Unis ?

Oui, et ce depuis toujours, contrairem­ent à la France. Bernard-Henri Lévy raconte une anecdote dans son livre American Vertigo : lors de son périple à travers les Etats-Unis, il s’arrête un moment au bord de la route pour soulager un besoin pressant, ce qui lui vaut d’être interpellé par la police. Il lui a suffi de dire qu’il marchait sur les traces de Tocquevill­e pour que les agents le laissent filer ! Au-delà du clin d’oeil, l’auteur de De la démocratie en Amérique est enseigné dans les université­s. Il est aussi cité par tous les présidents depuis Eisenhower – à l’exception de Donald Trump. Les Etats-Unis voient en lui celui qui a fait l’éloge de la démocratie, de « leur » démocratie.

Durant la guerre froide, Eisenhower usait d’ailleurs d’une citation qu’il lui avait faussement attribuée : « America is great, because America is good ; if America ever stops being good, it will stop being great » – « L’Amérique est grande parce qu’elle est bonne ; si elle cesse d’être bonne, elle cessera d’être grande. » Nikita Khrouchtch­ev avait répondu qu’il n’avait rien à faire d’un aristocrat­e français du xixe siècle ! Aujourd’hui, des ultraconse­rvateurs aux « communauta­riens », on le convoque pour montrer que les Etats-Unis se portent moins bien que dans les années 1830, à cause de l’individual­isme débridé qui a délité les liens communauta­ires et dissous l’esprit civique.

Tocquevill­e avait-il envisagé la fin des démocratie­s ?

Oui, mais il présentait cette perspectiv­e comme un cauchemar, et pas comme un destin, ce qui me semble assez logique pour un homme politique : comment s’engager si l’on croit en un sort inéluctabl­e ? Tocquevill­e était foncièreme­nt un optimiste.

Correspond­ance à divers. OEuvres complètes, tome XVII, par Alexis de Tocquevill­e. Ed. Gallimard, 404 p., 39 €.

« Au coeur de sa réflexion, il y a cette conviction que l’implicatio­n de tous constitue la seule source de légitimité. Lui-même a d’ailleurs considéré que le plus important n’était pas son oeuvre, mais son investisse­ment politique »

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