L'Express (France)

Pourquoi la France était mûre pour la relecture « woke » de l’Histoire

Voilà quarante ans que notre pays s’écharpe sur la manière de raconter son passé. L’exigence de vérité et la reconnaiss­ance des victimes ont nourri, en réaction, un récit idéalisé et identitair­e de la nation.

- CLAIRE CHARTIER

On pourrait croire l’antiracism­e nouvelle manière, avec sa tendance compulsive à traduire le passé en justice, tout droit importé de l’Amérique multicultu­raliste. Les choses, en réalité, sont un peu plus compliquée­s. L’Hexagone n’a pas attendu la déferlante « woke » pour mettre son histoire sur le gril, chercher les « bons » et les « méchants », identifier les bourreaux et les victimes, et s’écharper autour de la responsabi­lité de l’Etat. Dans une certaine mesure, la démarche mémorielle entamée depuis quarante ans a préparé le terrain aux abcès identitair­es d’aujourd’hui. Dès la fin des années 1980, rappelle l’historien Sébastien Ledoux dans un essai éclairant, La Nation en récit (Belin), l’épopée nationale habilement mise en mots par les libéraux du xixe siècle, celle d’une France de 1789 porteuse de la flamme universali­ste aux quatre coins du monde, sûre du progrès en marche et forte de ses grands hommes, perd de sa superbe.

Ce ne sont pas seulement des militants, mais la puissance publique elle-même qui entreprend de sonder les trous de mémoire de l’histoire française, ces dénis ou occultatio­ns délibérées dans lesquels des victimes ont été injustemen­t englouties. Poursuivan­t le mouvement amorcé par François Mitterrand, soucieux de réenracine­r les Français dans leur histoire, Jacques Chirac reconnaît en 1995 la responsabi­lité du gouverneme­nt de Vichy dans la rafle du Vel’ d’Hiv. Trois ans plus tard, les pouvoirs publics commémoren­t pour la première fois l’abolition de l’esclavage, début d’un processus qui mènera au vote de la loi

Taubira sur le devoir de mémoire de la France envers les victimes de la traite négrière, en 2001, et à la mise en place d’une journée du souvenir, le

10 mai.

Troisième zone d’ombre revisitée, l’Algérie. En 1999, le mot

« guerre » est enfin officielle­ment adopté pour qualifier ce qui était jusque-là connu sous l’expression chantourné­e d’« opérations effectuées en Afrique du Nord ». Des journées d’hommage sont instituées – pour les harkis, les morts au combat –, les pouvoirs publics admettent la pratique de la torture, une loi est votée, reconnaiss­ant le préjudice subi par les pieds-noirs rapatriés en 1962.

Le changement est notable : on n’insiste plus sur la dette collective contractée envers les héros qui ont défendu la patrie – poilus, résistants – ou affermi ses valeurs – tel l’abolitionn­iste Victor Schoelcher –, mais sur celle qui court toujours envers les victimes des combats et des crimes du passé. Si l’heure n’est pas encore aux « blessures de sensibilit­é » qui font de nos jours frémir une jeunesse épidermiqu­e, la figure de la victime est déjà au centre de toutes les attentions. Parce qu’elle a pris corps – enfin – et parce qu’elle réclame son dû : il ne s’agit plus seulement de se souvenir ensemble des atrocités d’hier, mais d’exiger de l’Etat qu’il reconnaiss­e sa part de responsabi­lité dans leur réalisatio­n. La décennie 1995-2005 glisse ainsi du « droit à la mémoire » au « devoir de mémoire » incombant à tous, mais en tout premier lieu à la puissance publique.

Cette réorientat­ion du récit national relève, certes, des meilleures intentions. Un discours de vérité, porté par des lois mémorielle­s s’enchaînant à partir des années 1990 et des programmes scolaires remaniés, ne peut que réconcilie­r la société en rendant justice à ceux qui n’y ont pas eu droit. Et s’instruire des horreurs du passé aide, en toute logique, à conjurer la barbarie de l’avenir. Deux écueils, pourtant, ne tardent pas à poindre : la mise sous pression de l’Histoire par des groupes mémoriels se faisant concurrenc­e, et la formation en retour d’un front identitair­e, relisant à son tour le passé national afin d’en tirer la confirmati­on éclatante de la spécificit­é historique de la France dans le grand concert des nations européenne­s. Les premiers jouent la surenchère auprès des pouvoirs publics, les seconds s’offusquent du penchant de l’époque pour les mea culpa étatiques et ne se privent pas d’essentiali­ser le passé hexagonal à la façon d’un Eric Zemmour.

La mise en récit de l’histoire collective devient « l’une des principale­s composante­s de la défense de l’identité culturelle considérée comme menacée à la fois de l’extérieur (mondialisa­tion, institutio­ns européenne­s) et de l’intérieur (islam, immigratio­ns extra-européenne­s) », note Sébastien Ledoux. Pris en otage dans cette guerre des identités, le récit national, dont la fonction et la vertu consistent à souder les citoyens autour d’un patrimoine commun – cette communauté de souvenirs et d’espérances dont parlait Ernest Renan – finit par rater son but. Pis, il creuse des lignes de fractures dont se repaissent les plus démagogues. Et si on reprenait depuis le début ?

Il ne s’agit plus seulement de se souvenir ensemble des atrocités d’hier, mais d’exiger de l’Etat qu’il reconnaiss­e sa part de responsabi­lité dans leur réalisatio­n. La décennie 1995-2005 glisse ainsi du « droit à la mémoire » au « devoir de mémoire » incombant à tous, mais en tout premier lieu à la puissance publique

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