« Sénateurs, ne bloquez pas la loi Euzet sur la France des accents ! »
Des linguistes appellent dans une tribune la Haute Assemblée à adopter rapidement le texte visant à « promouvoir la France des accents » voté à l’Assemblée nationale à l’automne dernier.
Le 26 novembre, l’Assemblée nationale a voté à une très large majorité la proposition de loi Euzet visant à « promouvoir la France des accents » et, notamment, à formaliser l’interdiction de traiter défavorablement des personnes qui en ont un. Le texte, très simple, vise à insérer les mots « de leur accent » dans l’article 225-1 du Code pénal – qui interdit les discriminations – et dans son pendant, l’article 1132-1 du Code du travail. Cette question n’est pas mineure. Plusieurs études ont démontré qu’il s’agit bien d’une forme de discrimination liée à l’origine des personnes. Il a également été établi qu’elle est très fréquente dans notre pays, privant de façon injuste et abusive de très nombreux individus d’un emploi, d’un diplôme, d’une promotion, de l’accès à un service ou de l’exercice plein et entier de leur citoyenneté. Des enquêtes de terrain sur la glottophobie (discrimination à prétexte linguistique) ont recueilli beaucoup d’exemples de discriminations dus à l’accent tant du côté des victimes que des auteurs des faits (1).
Les statistiques confirment cette réalité. Les enquêtes « générations » sur l’embauche du Centre d’études et de recherches sur les qualifications identifient le critère de l’accent parmi les discriminations les plus fréquentes. L’enquête TNS-Sofres de 2003 le classe au 3e rang des motifs, presque autant chez les ouvriers que chez les cadres. Et 17 % des personnes déclarent en avoir été l’objet. L’enquête Ifop 2015 pour le Défenseur des droits montre que, pour 65% des employeurs, « avoir un accent » est un élément négatif et que 20 % des sondés disent avoir été discriminés pour cette raison, qui arrive au 4e rang des discriminations. En 2020, une enquête Ifop (2) indique qu’environ 50 % de la population a un accent régional (dont 20 % marqué) ; 30 % subissent des moqueries ;
16 % affirment avoir déjà été pénalisés pour leur accent en situation d’embauche ou d’examen, soit autour de 10 millions de personnes.
Ces chiffres ne disent pas les vexations, les humiliations, les souffrances vécues et les populations niées dans leur façon d’être, de communiquer, de vivre ensemble, renvoyées à leurs origines familiales, sociales, régionales, y compris internationales pour des francophones venus d’ailleurs qui ont le français pour langue première ou l’ont adopté comme langue seconde. L’importance et la gravité de ce type de faits sont reconnues depuis longtemps dans les textes internationaux, notamment les traités européens ratifiés par la France, qui proscrivent toute discrimination sur fondement linguistique.
Les sénatrices et les sénateurs sont l’expression d’une démocratie locale. Ils représentent les collectivités territoriales. Comme le Sénat l’indique lui-même sur son site, il est « le défenseur des libertés locales, contre une tendance française séculaire à toujours plus de centralisation ». Cela inclut nécessairement la liberté de s’exprimer en français avec des intonations qui marquent des attaches locales, contre la tendance à imposer partout une prononciation parisienne prétendument « neutre ». La Haute Assemblée a donc le devoir de conduire à son terme le processus législatif entamé. Personne ne comprendrait, au vu de ses missions, qu’il bloque la proposition de loi Euzet si largement soutenue par les députés, par la population, par les élus des territoires concernés. Or, à ce jour, cette proposition de loi votée il y a plus de six mois n’a toujours pas été inscrite à l’ordre du jour du Sénat.
Au moment où la volonté de soutenir nos langues régionales est de nouveau mise en difficulté, nos concitoyens – dont l’accent régional porte l’empreinte de ces langues – attendent impatiemment une loi protégeant les prononciations régionales, qui constituent l’une des formes de la diversité linguistique française. La France des droits de l’homme s’honorera à élargir ainsi son combat contre toutes les discriminations et pour la diversité culturelle.
Les enquêtes « générations » sur l’embauche du Centre d’études et de recherches sur les qualifications identifient le critère de l’accent parmi les discriminations les plus fréquentes
(1) Je n’ai plus osé ouvrir la bouche. Témoignages de glottophobie vécue et moyens de se défendre rassemblés et analysés par Philippe Blanchet et Stéphanie Clerc Conan, Lambert-Lucas.
(2) J’ai un accent, et alors ? par Jean-Michel Apathie et Michel Feltin-Palas, Michel Lafon.