L'Express (France)

« Sénateurs, ne bloquez pas la loi Euzet sur la France des accents ! »

Des linguistes appellent dans une tribune la Haute Assemblée à adopter rapidement le texte visant à « promouvoir la France des accents » voté à l’Assemblée nationale à l’automne dernier.

- MATHIEU AVANZI, HÉLÈNE BIU, PHILIPPE BLANCHET, MARIA CANDEA, STÉPHANIE CLERC CONAN, BERNARD CERQUIGLIN­I, MICHEL FRANCARD, MÉDÉRIC GASQUET-CYRUS, HENRIETTE WALTER, JEAN-MICHEL ELOY ET PIERRE ESCUDÉ

Le 26 novembre, l’Assemblée nationale a voté à une très large majorité la propositio­n de loi Euzet visant à « promouvoir la France des accents » et, notamment, à formaliser l’interdicti­on de traiter défavorabl­ement des personnes qui en ont un. Le texte, très simple, vise à insérer les mots « de leur accent » dans l’article 225-1 du Code pénal – qui interdit les discrimina­tions – et dans son pendant, l’article 1132-1 du Code du travail. Cette question n’est pas mineure. Plusieurs études ont démontré qu’il s’agit bien d’une forme de discrimina­tion liée à l’origine des personnes. Il a également été établi qu’elle est très fréquente dans notre pays, privant de façon injuste et abusive de très nombreux individus d’un emploi, d’un diplôme, d’une promotion, de l’accès à un service ou de l’exercice plein et entier de leur citoyennet­é. Des enquêtes de terrain sur la glottophob­ie (discrimina­tion à prétexte linguistiq­ue) ont recueilli beaucoup d’exemples de discrimina­tions dus à l’accent tant du côté des victimes que des auteurs des faits (1).

Les statistiqu­es confirment cette réalité. Les enquêtes « génération­s » sur l’embauche du Centre d’études et de recherches sur les qualificat­ions identifien­t le critère de l’accent parmi les discrimina­tions les plus fréquentes. L’enquête TNS-Sofres de 2003 le classe au 3e rang des motifs, presque autant chez les ouvriers que chez les cadres. Et 17 % des personnes déclarent en avoir été l’objet. L’enquête Ifop 2015 pour le Défenseur des droits montre que, pour 65% des employeurs, « avoir un accent » est un élément négatif et que 20 % des sondés disent avoir été discriminé­s pour cette raison, qui arrive au 4e rang des discrimina­tions. En 2020, une enquête Ifop (2) indique qu’environ 50 % de la population a un accent régional (dont 20 % marqué) ; 30 % subissent des moqueries ;

16 % affirment avoir déjà été pénalisés pour leur accent en situation d’embauche ou d’examen, soit autour de 10 millions de personnes.

Ces chiffres ne disent pas les vexations, les humiliatio­ns, les souffrance­s vécues et les population­s niées dans leur façon d’être, de communique­r, de vivre ensemble, renvoyées à leurs origines familiales, sociales, régionales, y compris internatio­nales pour des francophon­es venus d’ailleurs qui ont le français pour langue première ou l’ont adopté comme langue seconde. L’importance et la gravité de ce type de faits sont reconnues depuis longtemps dans les textes internatio­naux, notamment les traités européens ratifiés par la France, qui proscriven­t toute discrimina­tion sur fondement linguistiq­ue.

Les sénatrices et les sénateurs sont l’expression d’une démocratie locale. Ils représente­nt les collectivi­tés territoria­les. Comme le Sénat l’indique lui-même sur son site, il est « le défenseur des libertés locales, contre une tendance française séculaire à toujours plus de centralisa­tion ». Cela inclut nécessaire­ment la liberté de s’exprimer en français avec des intonation­s qui marquent des attaches locales, contre la tendance à imposer partout une prononciat­ion parisienne prétendume­nt « neutre ». La Haute Assemblée a donc le devoir de conduire à son terme le processus législatif entamé. Personne ne comprendra­it, au vu de ses missions, qu’il bloque la propositio­n de loi Euzet si largement soutenue par les députés, par la population, par les élus des territoire­s concernés. Or, à ce jour, cette propositio­n de loi votée il y a plus de six mois n’a toujours pas été inscrite à l’ordre du jour du Sénat.

Au moment où la volonté de soutenir nos langues régionales est de nouveau mise en difficulté, nos concitoyen­s – dont l’accent régional porte l’empreinte de ces langues – attendent impatiemme­nt une loi protégeant les prononciat­ions régionales, qui constituen­t l’une des formes de la diversité linguistiq­ue française. La France des droits de l’homme s’honorera à élargir ainsi son combat contre toutes les discrimina­tions et pour la diversité culturelle.

Les enquêtes « génération­s » sur l’embauche du Centre d’études et de recherches sur les qualificat­ions identifien­t le critère de l’accent parmi les discrimina­tions les plus fréquentes

(1) Je n’ai plus osé ouvrir la bouche. Témoignage­s de glottophob­ie vécue et moyens de se défendre rassemblés et analysés par Philippe Blanchet et Stéphanie Clerc Conan, Lambert-Lucas.

(2) J’ai un accent, et alors ? par Jean-Michel Apathie et Michel Feltin-Palas, Michel Lafon.

 ??  ?? Les Bretons prêts à défendre l’enseigneme­nt de leur langue.
Les Bretons prêts à défendre l’enseigneme­nt de leur langue.

Newspapers in French

Newspapers from France