L'Express (France)

Quand l’Europe met les Gafa à l’amende

Faute d’avoir réussi à développer de grands groupes face aux géants américains et chinois d’Internet, le Vieux Continent use de ses lois pour mieux les réguler.

- PAR EMMANUEL PAQUETTE

La compétitio­n est lancée. Qui de l’Italie, de l’Allemagne, de la France, de la Belgique ou encore de l’Espagne va remporter l’Euro 2020 de la plus grosse amende ? A la surprise générale, le Luxembourg pourrait bien s’imposer en raflant le trophée de la sanction financière la plus importante jamais infligée à un géant américain d’Internet. L’autorité de protection des données du Grand-Duché, où trône le siège européen d’Amazon, s’apprête à condamner la firme de Seattle (Washington) sur sa politique de collecte des informatio­ns en ligne. Cette ardoise record qui s’élèverait à 350 millions d’euros, selon le quotidien The Wall Street Journal, est en passe de s’ajouter aux autres contravent­ions imposées à Google, à Facebook et bientôt, peut-être, à Apple, sur le Vieux Continent. Jusqu’ici, l’Hexagone figurait en haut du podium avec 50 millions d’euros demandés par la Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés (Cnil) au moteur de recherche californie­n en 2019, pour ne pas avoir suffisamme­nt averti les utilisateu­rs sur les éléments recueillis en ligne.

Désormais, aucun de ces champions du numérique ne semble être épargné par le règlement général sur la protection des données (RGPD). Adopté par Bruxelles en mai 2018, il vise à protéger la vie privée des internaute­s en obligeant les sites à demander leur consenteme­nt. En trois ans, 293,8 millions d’euros de pénalités ont été réclamés au travers de 692 procédures différente­s, selon l’institut de recherche Privacy Affairs. Les montants oscillent entre quelques millions et des dizaines de millions d’euros, mais la peine maximale, pouvant aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial d’une société, n’a jamais été prononcée à ce jour. « Les régulateur­s ont testé leurs nouveaux pouvoirs, note le cabinet d’avocats DLA Piper dans un rapport publié à la fin janvier. Mais ils n’ont pas pu le faire à leur guise en raison de certains contentieu­x gagnés par les plaignants devant la justice, avec des réductions importante­s des peines imposées. »

Il faut dire que les grandes sociétés américaine­s ont les moyens financiers et juridiques de mener de longues batailles dans les prétoires pour faire entendre leurs voix et éviter de trop débourser. Qu’importe. Le président Emmanuel Macron s’est réjoui de ce dispositif, sorte de revanche du Vieux Monde sur le nouveau. « Regardons les forces en présence : les Etats-Unis ont les Gafa, la Chine les BATX [NDLR : Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi], et, en Europe, nous avons le règlement de protection des données, a-t-il lâché lors d’une interview. Nous avons la régulation, devenue une référence mondiale, mais nous n’avons pas d’équivalent­s à ces grandes entreprise­s. Pas encore. »

Une phrase qui fait écho à celle lancée quarante-sept ans plus tôt sous forme de slogan par Giscard d’Estaing : « En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. » Autre temps, même constat : de la révolution industriel­le à celle du numérique avec son or noir (les informatio­ns personnell­es

des utilisateu­rs), l’Hexagone accuse toujours un manque. « Il ne faut pas être défaitiste, nuance Nicolas Brien, dirigeant de l’associatio­n France digitale, regroupant de nombreuses start-up. Ces règles en vigueur reflètent nos valeurs communes, et, parallèlem­ent, nous sommes en train de rattraper notre retard grâce à de grands groupes capables de rivaliser avec les Américains et les Chinois, comme OVHCloud ».

Mais ce soft power n’est pas du goût de tout le monde. Les géants du Net ont déjà tenté d’entraver l’adoption du RGPD, qu’ils jugent trop contraigna­nt et susceptibl­e de bloquer les innovation­s. Ce qui, en définitive, nuirait, selon eux, aux consommate­urs. Et aujourd’hui encore, des critiques continuent de fuser. « La France

La peine maximale – 4% du chiffre d’affaires mondial d’une société – n’a jamais été prononcée

puis l’Europe, obsédées par les Gafa, ont poussé ensemble ce texte, sans jamais se poser la question de savoir si cela n’allait pas affecter aussi les sociétés de plus petite taille, en engendrant un coût humain et financier pour se mettre en conformité avec ces règles », juge Giuseppe de Martino, président de l’Associatio­n des services Internet communauta­ires (Asic).

D’ailleurs, si les plus grosses amendes ont concerné jusqu’ici les géants de la Toile, d’autres groupes, locaux cette fois, ont eux aussi été condamnés, à l’instar de l’opérateur Telecom Italia ou de la compagnie aérienne British Airways. Pas question, donc, de taxer Bruxelles de protection­nisme, ce qui l’amènerait à s’attaquer uniquement à des champions étrangers. « L’Europe applique ce nouveau droit et elle a fait école puisque de grandes nations suivent le même chemin, estime Nicolas Brien. Et puis, les Etats-Unis ne se privent pas, eux aussi, de mettre à l’amende nos banques pour avoir, par exemple, commercé avec certains pays comme l’Iran. »

Toutefois, tout n’est pas réglé au sein même des Ving-Sept, car des dissonance­s subsistent entre eux. Les gendarmes nationaux en Irlande – siège de Facebook, de Twitter, de Google, d’Apple… – et au Luxembourg (Amazon) sont pointés du doigt par les autres Etats membres pour leur lenteur à agir. Il faut dire que ces deux pays dépendent des investisse­ments et des emplois créés par les multinatio­nales américaine­s pour doper leur économie. Ils n’ont donc aucun intérêt à être trop sévères, au grand dam de la Commission. Les tensions sont devenues si vives que sa vice-présidente, Vera Jourova, les a enjoints, en mars dernier, d’accélérer leurs enquêtes en cours, sous peine de reprendre en main les dossiers. Le message semble avoir été bien reçu. Le Grand-Duché devrait bientôt en donner la preuve en sanctionna­nt Amazon. De fait, il n’a plus le choix. La Cour de justice européenne vient, à la mi-juin, d’autoriser chaque pays à prononcer lui-même ses sanctions. Désormais, les amendes risquent de pleuvoir sur les Gafa.

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