L'Express (France)

La Compagnie des guides de Chamonix, une épopée de deux cents ans

Deux beaux livres, aussi différents que complément­aires, célèbrent l’histoire passionnel­le et tumultueus­e de ces alpinistes du mont Blanc qui partagent leur expérience avec le monde entier.

- JEAN-CHRISTOPHE RUFIN

Etre guide, c’est, depuis l’origine, tenter de savoir ce que cachent les replis de roche ; entreprend­re de vaincre les sommets et les faces; partager cette expérience avec des clients venus de partout; cultiver un héritage et l’enrichir; protéger un milieu fragile...

C’est l’histoire d’une pauvre vallée des Alpes à qui le destin réserve de vivre une épopée mondiale… On célèbre cette année les deux cents ans de ce conte de fées, puisque c’est l’âge de la Compagnie des guides de Chamonix. Mais en réalité, l’aventure commence bien avant, par la rencontre entre deux mondes. En 1741, une paire de « touristes » anglais pénètrent dans la petite vallée d’altitude que sa situation géographiq­ue a maintenue jusque-là dans une vie immobile, guère différente de celle du Moyen Age. Et voilà que nos deux gentlemans déclarent aux villageois stupéfaits qu’ils veulent escalader les « glacières » ! Ainsi appelle-t-on alors les sommets de rocs et de glace – séjour des dieux et surtout du diable – qui dominent de leur masse menaçante les alpages et les bicoques misérables de Chamouny.

Les seuls qui pourront répondre à l’étrange demande des Britanniqu­es sont les marginaux du village, ceux qui ont déjà osé se risquer sur ces pentes hostiles à la poursuite de chamois ou à la recherche de cristaux. Naissent donc les premiers guides. Quarante ans plus tard, c’est un Suisse riche, savant et un peu toqué, Horace Benedict de Saussure, qui mettra la tête du mont Blanc à prix. Le chasseur Jacques Balmat et le médecin du village, un dénommé Paccard, relèveront le défi et atteindron­t le sommet en 1786. Commence alors l’histoire passionnel­le et tumultueus­e de ces hommes organisés en « Compagnie » à partir de 1821. Deux livres qui viennent de paraître consacrent cet anniversai­re et retracent cette histoire. Ils sont aussi différents que complément­aires.

Le premier, écrit par Joëlle Dartigue-Paccalet et David Ravanel, prend, dans sa forme, le parti de l’innovation. Plutôt que de suivre chronologi­quement ces deux cents années, les auteurs ont choisi de découper leur ouvrage en autant d’aspects qu’en comporte, à leurs yeux, l’activité de guide : savoir, découvrir, vaincre, secourir, admirer, partager, protéger… Chacune de ces entrées est illustrée par des « histoires » tirées d’époques différente­s de l’Histoire. Un découpage original qui a le mérite de briser la monotonie des présentati­ons didactique­s et de mettre en lumière les constantes de ce métier mystérieux. Etre guide c’est, depuis l’origine, tenter de savoir ce que cachent les replis de roche ; entreprend­re de vaincre les sommets et les faces ; partager cette expérience avec des clients venus de partout ; cultiver un héritage et l’enrichir ; protéger un milieu fragile... Chacun de ces domaines fait appel à des moyens propres qui ne cessent d’évoluer. Ainsi, pour « admirer », peut-on avoir recours à la littératur­e avec John Ruskin cornaqué par Joseph-Marie Couttet ; la peinture avec les toiles de Gabriel Loppé et du guide Lionel Wibault ; la photograph­ie avec la dynastie Tairraz ou au cinéma avec Denis Ducroz…

Le livre de Gilles Chappaz est, lui, composé comme un roman. Excellent conteur, l’auteur, d’une plume très littéraire, peint une série de scènes dramatique­s ou cocasses qui composent un album de famille attachant et coloré. On y rencontre l’héroïsme le plus pur (dans la première hivernale de la face nord des Drus en 1964), l’amour dans sa forme la plus inattendue (comme l’union bien peu prévisible du guide Jean-Estéril Charlet, rude montagnard, avec la riche héritière américaine Isabella Straton), la polémique (comme dans le sauvetage dramatique où s’illustre Gary Hemming, le « beatnik des cimes »).

Chamonix, comme une petite principaut­é, est depuis deux siècles le théâtre d’une confrontat­ion entre une aristocrat­ie

locale jalouse de ses privilèges et le monde entier qui lui rend visite, en lui apportant la prospérité, mais aussi en bousculant ses hiérarchie­s et ses habitudes. L’ouvrage de Dartigue-Paccalet et Ravanel penche nettement du côté des traditions et des élites locales. L’accent est mis de façon touchante sur les « grandes familles », des Payot, mais aussi des Moussoux aux Charlet, en passant par les Ravanel à la Zitte ou les Demarchi. Mais le nom des perturbate­urs venus d’ailleurs, comme René Desmaison ou Pierre Allain n’est pas de bonne grâce prononcé… Cependant, les « étrangers » sont volontiers célébrés, surtout s’ils sont riches et puissants, et dans la mesure où ils se contentent de suivre, en « monchus » dociles, leur guide chamoniard. De même, les querelles, voire les défaites, de la Compagnie sont glissées discrèteme­nt sous le tapis… de neige !

Chappaz, lui, ne cache rien. Il s’amuse de la roublardis­e des premiers guides, qui n’hésitaient pas à abuser de la crédulité de leurs riches clients anglais, en leur vendant de prétendues « premières » sur des sommets qu’ils avaient déjà gravis. Il montre aussi ce que des alpinistes ont réussi, là où les guides locaux avaient déclaré forfait, comme la célèbre « fissure Mummery » au Grépon. L’auteur aborde avec honnêteté les épisodes sans gloire, comme le tragique sauvetage de Vincendon et Henry en 1956. Le calvaire de ces deux jeunes garçons montrera les limites de la solidarité locale, ce qui conduira à la création d’une organisati­on nationale des secours en montagne. Cette franchise n’ôte rien à la gloire et au mérite des guides de Chamonix. Au contraire, elle rend leurs victoires plus authentiqu­es et leurs échecs plus humains.

Car l’engagement des guides de Chamonix ne s’arrête pas à la conquête de leur massif. Elle se prolonge par leur participat­ion décisive à des campagnes d’exploratio­n au bout du monde, en Himalaya notamment. Cette présence des Chamoniard­s dans des aventures lointaines est en quelque sorte le pendant de l’ouverture de leur vallée à des grimpeurs venus d’autres horizons. De l’Anglais Edward Whymper au Grenoblois Lionel Terray, du

Normand Christophe Profit à la Parisienne Catherine Destivelle, nombreux sont ceux qui ont apporté leur talent et leurs victoires à Chamonix. Cette ouverture reste un défi permanent pour la Compagnie, car elle demande à être prolongée. Ainsi, sa féminisati­on fut-elle tardive, avec l’entrée en 1988 de Sylviane Tavernier. A ce jour, on ne compte encore que 6 femmes sur 153 guides…

Derrière les images touchantes de la tradition (la fête des guides, le cor des alpes, la bénédictio­n des piolets), on sent, en particulie­r sous la plume de Chappaz, que l’avenir fait surgir d’angoissant­es questions. Les rocs et les glaces, que l’on croyait éternels, évoluent tragiqueme­nt. Au Trident du Tacul, M. de Lépiney avait tracé en 1919 une belle voie que j’avais gravie avec bonheur en compagnie de mon fils. L’été suivant, un siècle exactement après l’ouverture de la voie, tout ce pan de montagne s’effondrait… Les glaciologu­es de la vallée, tel Ludovic Ravanel, observent ces phénomènes, et la Compagnie contribue à sensibilis­er l’opinion au changement climatique qui n’est nulle part plus spectacula­ire.

Mais d’autres nuages s’accumulent sur la vallée et notamment cette question fondamenta­le : jusqu’à quand l’alpinisme restera-t-il une activité libre ? Protéger l’environnem­ent ne risque-t-il pas d’être un prétexte pour interdire aux humains de venir fouler le sol immaculé des cimes et le biotope sacré d’animaux en danger ? La controvers­e bat son plein à propos du mont Blanc, sommet surfréquen­té et que d’aucuns (du côté de Saint-Gervais), voudraient voir protégé par un permis.

Nous sommes sans doute, et ces deux livres le démontrent, à un moment clef : soit ces deux siècles de traditions et de hauts faits appartienn­ent à l’Histoire – et sont en quelque sorte déjà morts –, soit cette histoire est toujours vivante et la Compagnie de Chamonix, tout comme sa cousine de Saint-Gervais, continuera encore longtemps d’écrire sa glorieuse saga faites de hauts et de bas au pied du mont Blanc…

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Camille Ravanel, assurant ces dames à l’aiguille du Peigne, dans les années 1930.
 ??  ?? A gauche : Le très esthétique sommet de l’aiguille de la République. A droite : Apprentiss­age dans les séracs, au-dessus de la mer de Glace, dans les années 1950.
A gauche : Le très esthétique sommet de l’aiguille de la République. A droite : Apprentiss­age dans les séracs, au-dessus de la mer de Glace, dans les années 1950.
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 ??  ?? COMPAGNIE DES GUIDES DE CHAMONIX. 200 ANS D’HISTOIRE(S) PAR JOËLLE DARTIGUE-PACCALET ET DAVID RAVANEL. GLÉNAT, 256 P., 30 €.
COMPAGNIE DES GUIDES DE CHAMONIX. 200 ANS D’HISTOIRE(S) PAR JOËLLE DARTIGUE-PACCALET ET DAVID RAVANEL. GLÉNAT, 256 P., 30 €.
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LE ROMAN DES GUIDES PAR GILLES CHAPPAZ. PAULSEN, 380 P., 56 €.

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