L'Express (France)

La Samaritain­e, une fusion entre Art nouveau et Art déco

La mythique enseigne parisienne, propriété de LVMH, a bénéficié d’une rénovation spectacula­ire mêlant des styles contrastés. Elle vient de rouvrir ses portes après seize années de sommeil.

- LETIZIA DANNERY

Dans le dernier tiers du xixe siècle, Ernest Cognacq (1839-1928) n’a pas froid aux yeux et voit loin. Le jeune Charentais, débarqué à Paris à l’âge de 15 ans, vivote comme vendeur puis comme créateur malchanceu­x d’une petite enseigne rue de Turbigo, avant d’avoir une idée de génie. Tandis que la Belle Jardinière, grand magasin de confection, vient de s’installer quai de la Mégisserie et génère du passage, lui vend à la sauvette des tissus sur le Pont-Neuf voisin. Sous le parapluie rouge qui abrite son étal de fortune, Ernest guigne un modeste local au coin des rues de la Monnaie et du Pont-Neuf, qu’il finit par sous-louer et baptiser la Samaritain­e – du nom de la pompe aspirant l’eau de la Seine qu’Henri IV fit construire en 1608, et qui fut par la suite décorée de la Samaritain­e des Evangiles.

Peu à peu, Cognacq achète des parcelles de bâtiments mitoyens de son échoppe et les fait démolir pour les reconverti­r en surfaces de vente. Un petit empire qu’il gère de main de maître avec sa femme, Marie-Louise Jaÿ, une ex-vendeuse du Bon Marché épousée en 1872. Leur commerce, florissant, va bientôt s’agrandir de façon spectacula­ire. En 1910 est ainsi inauguré, dans la partie sud de l’îlot Seine, un édifice Art nouveau conçu par l’architecte Frantz Jourdain. Un chef-d’oeuvre du genre, avec ses volumes imposants, sa structure métallique, sa grande verrière et ses ornementat­ions travaillée­s. L’ensemble est unifié par des façades ornées de multiples panneaux polychrome­s en lave émaillée : « Chasse », « Amazone », « Chemises » ou encore « Chapeaux », ils claquent tels des slogans publicitai­res qui font de ce magasin hors norme un « palais de la tentation » ou une « cathédrale du commerce », comme le surnomment alors les Parisiens.

Dans la foulée, Ernest Cognacq confie à Frantz Jourdain la conception d’une « Samaritain­e de luxe », boulevard des Capucines. Livré en 1917, l’endroit abrite les collection­s d’art du xviiie siècle de l’entreprene­ur (désormais conservées au musée Cognacq-Jay, dans le Marais), tandis que le royaume du Pont-Neuf continue de prospérer. En 1928, la constructi­on Art déco signée Henri Sauvage vient s’ajouter à la structure existante. Ernest Cognacq, qui meurt la même année, n’en verra pas l’achèvement, mais le mythe de la « Samar » – reprise par Gabriel Cognacq, petit-neveu d’Ernest – est en marche. On y déniche les derniers articles à la mode, on y assiste à des défilés et à des parades, on y dîne à la table du « Toupary », on s’y rend autant pour acheter que pour être vu.

Acquis en 2001 par LVMH puis fermé quatre ans plus tard pour raisons de sécurité, l’établissem­ent renaît aujourd’hui de ses cendres, au terme d’un ambitieux chantier de rénovation confié à l’agence japonaise Sanaa, qui a, en outre, conçu, côté rue de Rivoli, un édifice à la façade ondulante en verre, relié au bâtiment d’origine par une passerelle. Architecte en chef des Monuments historique­s, Jean-François Lagneau a veillé aux destinées du patrimoine Art nouveau et Art déco du site, remarquabl­e par la transition qu’il offre entre ornements tout en courbes et lignes épurées propres à chacun des deux styles.

Repenser un tel témoignage représenta­it un défi majeur, notamment par les métiers d’art qu’il sollicitai­t, dont certains ne comptent plus que de rares héritiers. Quels éléments patrimonia­ux préserver quand on sait que l’aspect de la Samaritain­e n’a cessé d’évoluer au fil des décennies ? « Nous avons choisi 1932 comme année de référence. A cette date, qui fut celle de l’apogée commercial de l’enseigne, les bâtiments Jourdain et Sauvage étaient achevés, et le premier avait déjà subi des transforma­tions avec la constructi­on de coursives et du 5e étage sous la verrière, ainsi que la simplifica­tion des décors extérieurs », explique notre gardien du temple.

Dans le bâtiment Jourdain ont ainsi été restaurés les corbeilles centrales ornées de porte-lustres dans le grand escalier et les 600 mètres linéaires de balustrade forgés par Edouard Schenck, ferronnier emblématiq­ue de l’époque, mais aussi les enseignes et les garde-corps Art déco façonnés par son collègue Raymond Subes dans l’édifice Sauvage. La monumental­e peinture des paons épousant le pourtour de la verrière a bénéficié, quant à elle, d’un lifting en profondeur. Cette fresque magistrale attribuée à Francis Jourdain, fils de Frantz, a retrouvé ses couleurs et sa splendeur d’antan. Comme souvent quand il s’agit de redonner vie à l’ancien, certains éléments ont été redécouver­ts en cours de chantier. Ainsi des lettres en céramique créées par le chantre de l’Art nouveau Alexandre Bigot, dont il subsistait de nombreux exemplaire­s côté rue Baillet, cachés depuis longtemps derrière des bandeaux, qui, soigneusem­ent restaurés, s’offrent désormais au regard.

Au fil de l’histoire, les fameuses laves émaillées de la façade extérieure n’ont, elles, pas toujours eu la cote. Elles furent badigeonné­es de blanc au cours des années 1930, parfois même démontées et perdues, pour cause de « guéguerre » entre tenants de l’Art nouveau et de l’Art déco, les seconds désireux de masquer les éléments caractéris­tiques du premier. Les voilà ressuscité­es après une opération d’envergure : « Près de 42 mètres carrés de ces laves ont dû être reconstitu­és à partir des archives iconograph­iques du magasin, raconte Jean-François Lagneau. Des techniques pointues, comme l’analyse stratigrap­hique ou la colorisati­on pour traquer la vérité des images en noir et blanc, ont permis de leur redonner leur polychromi­e originelle. » C’est Maria Da Costa, l’une des dernières émailleuse­s sur lave, qui s’est chargée de les refaire à l’identique.

Si la lumière reste une composante majeure du projet de rénovation engagé par LVMH – qui en a confié les rênes à DFS, leader mondial de la vente de produits de luxe destinés aux voyageurs internatio­naux –, elle était déjà pour Ernest Cognacq l’une de ses priorités. En ce début de xxe siècle, alors que l’éclairage électrique restait peu performant, Jourdain avait pour mission de « faire entrer et laisser passer la lumière de toutes parts ». En plus de la verrière et des larges façades vitrées, celui-ci conçut 50 000 mètres carrés de planchers pavés de verre pour nimber de luminosité naturelle les niveaux les plus bas. L’évolution rapide de l’électrific­ation intérieure de l’immeuble rendit bientôt obsolètes ces planchers translucid­es, qui furent peu à peu recouverts de différents revêtement­s. Dissimulés, ils n’en restaient pas moins dangereux par leur caractère inflammabl­e. C’est d’ailleurs à cause d’un potentiel risque d’incendie que la Samaritain­e a fermé ses portes en 2005.

Aujourd’hui, le sol d’origine et ses couches successive­s ont disparu au profit de 2 300 dalles réalisées par le verrier Emmanuel Barrois, posées au 5e étage. Elles restituent l’effet de profondeur produit par la création originelle de Frantz Jourdain. Vedette du site, la verrière rectangula­ire, d’une emprise de 37 mètres par 20, camouflée sous des résilles dans les années 1970 pour en atténuer la luminosité, avait vu le rythme et la couleur de ses croisillon­s de bois modifiés, tandis que ses structures perdaient leurs teintes d’origine. Elle a retrouvé la dispositio­n voulue par Jourdain et se trouve, en sus, couverte d’un verre électrochr­ome se teintant en fonction des rayons solaires. Comme pour rappeler qu’en ces lieux, passé et innovation se répondent dans un dialogue aussi saisissant que cohérent. « Quand on restaure un site, on ne cherche pas à le restituer tel qu’il était lors de son inaugurati­on, mais à le conserver dans sa traversée du temps », conclut Jean-François Lagneau. Ici, c’est bien le meilleur de la « Samar » qui ressuscite sous nos yeux ébahis. *

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 ??  ?? En bas, de g. à dr. : la grande verrière surplomban­t la peinture monumental­e des paons; rue de la Monnaie, la façade extérieure décorée de panneaux en lave émaillée; le grand escalier et ses balustrade­s forgées par Edouard Schenck; sous-face en céramique de l’escalier principal.
En bas, de g. à dr. : la grande verrière surplomban­t la peinture monumental­e des paons; rue de la Monnaie, la façade extérieure décorée de panneaux en lave émaillée; le grand escalier et ses balustrade­s forgées par Edouard Schenck; sous-face en céramique de l’escalier principal.
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 ??  ?? Ci-dessus : détail de la fresque aux paons restaurée par l’entreprise Socra de Périgueux.
Ci-dessus : détail de la fresque aux paons restaurée par l’entreprise Socra de Périgueux.

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