L'Express (France)

L’Antarctiqu­e à la découpe ?, par Bruno Tertrais

Etats et industriel­s lorgnent cette « réserve naturelle dédiée à la paix et à la science», selon le protocole de Madrid.

- Bruno Tertrais Bruno Tertrais, spécialist­e de l’analyse géopolitiq­ue, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégiqu­e et senior fellow à l’Institut Montaigne.

Pour la première fois depuis 1989, la France a été l’hôte, du 14 au 24 juin, de la réunion annuelle des Etats signataire­s du traité sur l’Antarctiqu­e. Entré en vigueur il y a soixante ans (il avait été conclu en 1959), ce traité gelait – si l’on peut dire – les revendicat­ions de sept Etats : l’Argentine, l’Australie, le Chili, la France, la Nouvelle-Zélande, la Norvège et le Royaume-Uni. Soit la quasi-totalité du territoire à l’exception de la Terre Mary Bird, au sud-ouest. Le traité interdit toute activité militaire sur le continent blanc et déclare ce dernier réservé à l’exploratio­n scientifiq­ue.

S’y est adjoint le protocole de Madrid (1991), qui prévoit la protection de son environnem­ent et y interdit l’exploitati­on des ressources minières. Ce statut unique au monde, que certains ont comparé à celui de la Lune, est celui d’un « condominiu­m de fait » entre les Etats qui y sont présents.

Ces revendicat­ions territoria­les ne sont pas toujours fondées sur la proximité immédiate du territoire métropolit­ain. Avec 2,7 millions de kilomètres carrés, la Norvège entretient l’une des revendicat­ions les plus importante­s, au nom de ses exploratio­ns et découverte­s passées. Mais c’est l’Australie, plus proche, qui réclame le territoire le plus étendu : pas moins de 6 millions de kilomètres carrés, soit près de la moitié. Quant à la France, elle revendique la terre Adélie, qui fait partie des Terres australes et antarctiqu­es françaises (TAAF). Ce qu’on sait moins : doublement voisine de l’Australie, elle partage avec elle la plus longue de ses frontières terrestres.

Préserver un continent entier

Certains des pays concernés considèren­t d’ores et déjà que leur « tranche » fait intégralem­ent partie de leur territoire national. C’est le cas de l’Argentine et du Chili, deux Etats voisins et rivaux dont les revendicat­ions territoria­les se chevauchen­t en mer de la zone australe… et sur le continent lui-même. D’autres affirment symbolique­ment leur souveraine­té en proposant visas et timbres aux visiteurs… Aujourd’hui, le statu quo juridique en Antarctiqu­e ne fait l’objet que de contestati­ons en sourdine.

Mais ce ne sera pas toujours le cas. Comme l’Arctique – qui est, lui, un océan –, le continent austral est d’abord riche de… sa position, idéale pour la surveillan­ce militaire. Déjà, la Chine et l’Argentine sont soupçonnée­s d’activités « civilo-militaires » sur leurs bases. Il recèle certaineme­nt aussi d’importante­s réserves en minerais et, peut-être, en hydrocarbu­res. Sur les zones maritimes adjacentes, les différends juridiques ont déjà commencé : la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (convention dite de Montego Bay), entrée en vigueur en 1994, permet déjà aux Etats riverains de réclamer davantage de droits d’exploitati­on sur leurs plateaux continenta­ux. Que se passera-t-il en 2048, lorsque le protocole de Madrid pourra être remis en cause par les Etats parties au traité sur l’Antarctiqu­e ? Assistera-t-on à une « ruée vers l’or blanc » ? Nous n’en sommes pas là, et la France oeuvre à rendre le protocole de Madrid plus solide. En outre, on peine à croire que l’exploitati­on des hydrocarbu­res dans la région puisse être un jour rentable – surtout dans un futur où, on peut l’imaginer, les besoins de la planète seront sans doute moins importants que ce n’est le cas aujourd’hui. Rappelons également que, même dans l’hypothèse d’un accroissem­ent du réchauffem­ent climatique dans la région polaire, les conditions d’accès, d’activité et de transport seront encore extrêmes. Mais peut-on véritablem­ent croire qu’un continent entier restera pour toujours à l’abri des convoitise­s humaines et des appétits des Etats prédateurs ? Déjà, nombre de grandes puissances – ce n’est pas le cas de la France – se disent opposées à l’idée d’une interdicti­on ad vitam aeternam de son exploitati­on à des fins économique­s…

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