L'Express (France)

Brésil Comment Bolsonaro a militarisé son pays

Autrefois cantonnés dans leurs casernes, les haut gradés sont désormais présents à tous les étages du pouvoir. Une situation préoccupan­te à un an de l’élection présidenti­elle.

- PAR CHANTAL RAYES (SÃO PAULO)

Jair Bolsonaro l’avait promis aux militaires : il les ferait revenir au pouvoir par les urnes. Il a tenu parole. Plus de trois décennies après la fin de la longue dictature (1964-1985), l’armée est à nouveau présente à tous les étages du pouvoir brésilien. Les gradés dont une part croissante – la moitié aujourd’hui – vient de l’active, occupent désormais plus de 6 000 postes dans l’administra­tion civile, soit une augmentati­on de 122 % en près de quatre ans ! Et, désormais, ils dirigent près de la moitié des entreprise­s contrôlées par l’Etat, dont le géant pétrolier Petrobras, les sociétés publiques Eletrobras (électricit­é), Infraero (gestion des aéroports) et Serpro (informatiq­ue), ou encore la Casa da Moeda, chargée de l’impression des billets de banque. Depuis que Bolsonaro est président, le nombre de militaires présents au conseil d’administra­tion de ces entreprise­s a été multiplié par 10 !

Cette militarisa­tion concerne aussi le cabinet du président, qui compte six généraux ou officiers supérieurs – soit le quart des maroquins. Et non des moindres : ceux de la « Maison civile » (équivalent du Premier ministre), de la Défense, des Mines et de l’énergie, des Sciences et technologi­es et du Contrôle général de l’Union (sorte de ministre du Budget). Sans oublier le bureau de la Sécurité institutio­nnelle (organe de consultati­on sur les questions militaires et de sécurité), dirigé par le général de réserve Augusto Heleno. Ou encore le viceprésid­ent Hamilton Mourão, général de réserve, avec qui l’ex-capitaine d’artillerie Bolsonaro avait constitué son ticket gagnant en 2018.

Mais comment le Brésil, ce pays aux 211 millions d’âmes, en est-il arrivé là ? Pour comprendre, il faut revenir à la séquence précédant l’élection du « Trump des tropiques », marquée par des scandales de corruption, une grave récession à partir de 2015 – après une décennie de croissance – et une crise politique débouchant sur l’impeachmen­t de la présidente Dilma Rousseff en 2016, le tout sur fond de manifestat­ions, de paupérisat­ion et de désillusio­n d’une grande part de la population. C’est dans ce contexte que le député de Rio de Janeiro Jair Bolsonaro, pourtant révoqué de l’armée pour indiscipli­ne en 1988, est élu président avec l’appui de l’électorat « en uniforme ».

« Au Brésil, les militaires se targuent d’être plus compétents que les civils », explique João Roberto Martins Filho, spécialist­e des questions de défense à l’université fédérale de São Carlos, près de São Paulo. Cependant, la gestion de la crise du Covid-19 par un ministère de la Santé largement militarisé s’est révélée désastreus­e : l’épidémie a déjà tué plus de 500 000 personnes, obligeant Bolsonaro à limoger le ministre titulaire, un général. « Historique­ment, l’armée se sent investie d’un rôle d’arbitre de la vie politique », remarque Adriana Marques, de l’université fédérale de Rio de Janeiro. Le retour à la démocratie en 1985 n’a rien changé. Soucieux de ménager les militaires, les civils n’ont jamais cherché à les placer sous leur contrôle, comme c’est le cas dans les démocratie­s plus mûres. Au reste, leur retour aura même été – bien involontai­rement – facilité par le Parti des travailleu­rs (PT).

Dès le début de sa présidence (20032010), Lula donne un rôle internatio­nal au pays, qui prend la tête de la mission de paix en Haïti. « L’engagement des forces brésilienn­es dans la Mission des Nations unies pour la stabilisat­ion en Haïti [Minustah] légitime leur retour au coeur des affaires

nationales, poursuit Adriana Marques. Après tout, si l’armée a su régler un certain nombre de problèmes en Haïti, pourquoi n’en serait-elle pas capable au Brésil ? » raisonnent alors les Brésiliens. Ironie de l’Histoire : le commandant de la Minustah nommé par Lula n’est autre qu’Augusto Heleno, le mentor de la campagne de Bolsonaro, l’un des principaux détracteur­s du même Lula… En 2014, la réélection de Dilma Rousseff achève de réveiller l’activisme des militaires. « L’armée n’a jamais vraiment digéré l’existence d’un puissant parti de gauche comme le PT », estime João Roberto Martins Filho. Pour les militaires, Lula, quoique conciliant avec les élites militaires, demeure un « communiste ». Quant à Dilma Rousseff, ancienne guérillera arrêtée et torturée par le régime, ils la considèren­t à tout jamais comme une « terroriste ». « Et ils ne supportaie­nt pas l’idée de recevoir des ordres d’une femme », rajoute Martins Filho.

Par-dessus tout, les militaires lui reprochent d’avoir installé en 2011 une commission de vérité afin d’examiner les crimes de la dictature – dont Bolsonaro est un fervent laudateur. C’est à cette époque que le député de Rio est réhabilité par les élites militaires qui, jusqu’alors, méprisaien­t cet ancien capitaine de mauvaise réputation. « Avec lui, l’armée partageait un diagnostic : il fallait ramener le pays à droite, poursuit João Roberto Martins Filho. Cependant, les choses ne se sont pas passées comme prévu : les militaires imaginaien­t qu’ils endosserai­ent le rôle d’éminence grise à même de contenir le tempéramen­t imprévisib­le du président. Or Bolsonaro prend un certain plaisir à désavouer les militaires en leur montrant que le chef, c’est lui. »

Des tensions existent entre le président et les forces armées, comme l’a illustré la démission en bloc des commandant­s des trois armes – la marine, l’armée de terre et l’aviation –, le 30 mars dernier. Pour l’ancien ministre de la Défense Raul Jungmann, « Bolsonaro cherche à entraîner les militaires dans sa croisade contre les autres pouvoirs, telle la Cour suprême, qu’il accuse de ne pas le laisser gouverner – mais sans succès, pour l’instant ». Une certitude : le soutien des soldats lui sert à intimider ses adversaire­s, à décourager toute tentative d’impeachmen­t à son encontre, voire à laisser planer la menace d’un coup d’Etat. Même si la confiance dans l’institutio­n a reculé de 12 points en deux ans et demi, l’armée reste populaire. « Les Brésiliens voient en elle une sorte d’ultime recours », explique Adriana Marques.

Aux yeux des militaires, Bolsonaro est un moindre mal. « A l’heure où les sondages donnent Lula gagnant à la présidenti­elle d’octobre 2022, ils ne veulent rien faire qui puisse renforcer la gauche », reprend João Roberto Martins Filho. Pour sa part, Jair Bolsonaro a déjà prévenu : il ne tolérera pas une défaite électorale l’an prochain. Le spectre d’une réédition à Brasilia de l’invasion du Capitole à Washington hante donc les esprits. Jusqu’où irait alors le soutien des

Etats-Unis

militaires ? « L’armée ne se laissera pas entraîner dans une aventure qui isolerait le pays », rassure Raul Jungmann. Auteur de plusieurs ouvrages sur les forces armées, le politologu­e Eliézer Rizzo de Oliveira est, lui, moins optimiste : « Le scénario du pire risque de se concrétise­r avant même le scrutin. » Et de conclure : « Si l’élection a bien lieu l’an prochain, si Lula l’emporte et s’il parvient effectivem­ent à prendre ses fonctions, alors il devra faire preuve d’habileté pour que les militaires retournent dans les casernes. » En tout cas, l’armée n’a pas fini de faire parler d’elle.

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Le cabinet du président compte pas moins de six généraux, placés à des postes clefs.

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