L'Express (France)

« Le patron qui décide de tout, contrôle tout, c’est fini ! »

Pour le président de Renault, Jean-Dominique Senard, un basculemen­t s’est opéré avec la pandémie. Impossible, désormais, de négliger les enjeux sociaux et environnem­entaux.

- PROPOS RECUEILLIS PAR PASCAL POGAM

Depuis des années, il fait entendre sa différence au sein du patronat. Chez Michelin d’abord, à la tête de Renault aujourd’hui, JeanDomini­que Senard s’est fait le chantre d’un capitalism­e « responsabl­e », conciliant enjeux économique­s, sociaux et environnem­entaux. Il tire pour nous les enseigneme­nts de la pandémie. Une « crise d’une complexité inouïe », qui a « terribleme­nt secoué » les entreprise­s, et laissera forcément des traces chez leurs dirigeants.

La France a tourné la page des confinemen­ts, l’efficacité des vaccins permet enfin à l’économie de redémarrer… Quel est votre état d’esprit après cette longue crise ? En sortezvous un peu sonné, ou au contraire avec l’envie de repartir pied au plancher, « comme avant » ?

JeanDomini­que Senard Je ressens avant tout une incroyable soif de mouvement. Un grand soulagemen­t aussi : imaginez ce qui se serait produit si la crise sanitaire avait éclaté un an plus tôt, alors que Renault était en plein séisme… Nous ne serions même pas là pour en parler. Ma grande fierté est que nous soyons parvenus à repartir du bon pied dans ce contexte compliqué, avec une gouvernanc­e solide, une crédibilit­é retrouvée et l’arrivée d’un nouveau dirigeant exécutif, Luca de Meo, qui insuffle le dynamisme dont nous avions besoin. Mais je vous le confirme, et tous les patrons vous diront la même chose : la pandémie nous a terribleme­nt secoués. Chacun, dans son entreprise, a vécu un exercice de crise d’une complexité inouïe, auquel personne n’était préparé. Je peux vous assurer que cela fait mûrir… Je pense sincèremen­t que, pour beaucoup, cette séquence a servi de « wake up call », et accéléré la réflexion sur l’évolution nécessaire du capitalism­e.

Très concrèteme­nt, en quoi cette prise de conscience peutelle changer la donne sur le plan managérial ?

Jusqu’à présent, le thème de la responsabi­lisation des équipes, de l’accroissem­ent des autonomies, était porté par quelques rares dirigeants convaincus qu’une entreprise avait tout à gagner à laisser plus de libertés et de marges de manoeuvre à ses salariés. Je m’honore d’avoir pu l’expériment­er chez Michelin, avec un succès que personne ne conteste. Mais ce type d’organisati­on n’était pas généralisé, c’est le moins qu’on puisse dire… Eh bien, j’ai réellement le sentiment que les choses ont évolué avec la crise. Quand j’observe la façon dont se réorganise­nt les grands groupes, les changement­s structurel­s décidés pendant la pandémie, je constate qu’ils sont tous ou presque motivés par ce besoin de rendre de l’autonomie aux équipes, en faisant émerger au passage des talents nouveaux, qu’on ne percevait pas, qui étaient un peu écrasés par un système hiérarchiq­ue essentiell­ement fondé sur le commandeme­nt et le contrôle. Tout ceci est en train de changer de façon massive et, je dirais, sans option de retour… Cette évolution touche à des questions plus profondes sur la recherche de sens, d’engagement, qui sont des interrogat­ions fondamenta­les par rapport au capitalism­e. Il me semble que c’est ce sujetlà qui est en train de bouger, et c’est heureux. La pandémie, avec toutes les contrainte­s qu’elle a engendrées, a accéléré l’Histoire, parce que, au fond, tous les dirigeants se sont retrouvés confrontés au même problème : il faut bien continuer à faire les choses, alors faites au mieux… C’est un mouvement très difficile à gérer parce que vous pouvez provoquer de l’incompréhe­nsion chez des managers qui, depuis trente ans, ont travaillé différemme­nt. Mais à force de formation et de pragmatism­e, ces dirigeants doivent évoluer ; s’ils ne le font pas, ils se retrouvero­nt rapidement hors circuit, car les équipes supportero­nt de moins en moins l’ancien carcan. Pendant des mois, elles ont appris à se débrouille­r.

Diriezvous que ces évolutions requièrent de nouveaux profils à la tête des entreprise­s ?

La complexité du monde, la rapidité et l’instantané­ité des choses sont inouïes. Elles rendent la conduite des affaires plus difficile qu’avant, c’est incontesta­ble. Un dirigeant, aujourd’hui, ne peut plus être dans une logique de contrôle et de maîtrise absolus. Celui qui n’accepterai­t pas de déléguer ne comprendra­it pas la volonté farouche des équipes de s’autonomise­r, perdrait totalement la capacité d’agir. C’est juste trop compliqué, ça va trop vite. Les collaborat­eurs comprennen­t certaines choses plus rapidement que leur responsabl­e. Pourquoi brider cette énergie ? Mieux vaut au contraire la susciter ! En appliquant ce bon vieux principe de management : il faut toujours s’entourer

de gens plus compétents que soi, leur donner de l’élan. Tout en démontrant de temps en temps qu’on est bien le chef, quand même…

Vous dites percevoir une évolution des attentes autour du système capitalist­e. Ne craignez-vous pas que les discours sur le capitalism­e responsabl­e, à visage humain, soient aussi éphémères que les incantatio­ns sur le « monde d’après » ?

Je peux vous dire que tous les dirigeants auxquels je parle ont perçu un réel changement. Il est soudain et spectacula­ire. Il y a trois ans, j’ai écrit avec Nicole Notat le rapport sur le rôle de l’entreprise. Je ne soupçonnai­s pas, à l’époque, à quel point ces sujets allaient entrer en résonance avec ce que nous vivons. Depuis un an ou deux – c’est très récent –, un basculemen­t s’est opéré dans notre écosystème. Nous sommes tous surpris de voir à quel point les questions de gouvernanc­e, de responsabi­lité dite sociale et environnem­entale [RSE] sont devenues primordial­es aux yeux de la sphère médiatique mais aussi de la communauté financière. Encore récemment, les analystes s’intéressai­ent uniquement aux résultats financiers, à tel ou tel ratio. Depuis un peu plus d’un an, les gens vous interrogen­t d’abord sur ce que vous faites en matière de gouvernanc­e, d’action sociale et environnem­entale. Cela veut dire qu’il y a un mouvement profond dans le monde capitalist­e sur ces questions. Cela devient incontourn­able parce que les investisse­urs eux-mêmes ont commencé à changer d’état d’esprit et considèren­t que mettre de l’argent dans une entreprise qui ne se soucierait pas de ces enjeux serait une énorme erreur. Ce basculemen­t devient très palpable. Et c’est à mon avis un mouvement définitif. C’est tellement vrai que, dans nos propres entreprise­s, il ne nous viendrait plus à l’esprit de séparer la performanc­e économique des autres enjeux sociaux, environnem­entaux, de gouvernanc­e. D’ailleurs chez Renault nous venons de fusionner les comités stratégiqu­e et RSE du conseil d’administra­tion. Tout est lié en fait, la performanc­e économique dépend de ce que vous faites dans les autres domaines, et c’est ce qui me rend très optimiste sur l’avenir du capitalism­e : en réalité, le sens, on l’a enfin trouvé. On ne se contente plus de pousser les gens sur leurs performanc­es, le cashflow et les résultats opérationn­els, mais on les motive de façon beaucoup évidente sur le sens profond de leur activité, sur ce qui fait qu’ils se lèvent le matin pour aller travailler.

La situation est paradoxale : de plus en plus de patrons français se saisissent de ces enjeux de responsabi­lité, prétendent « moraliser » le capitalism­e, et, dans le même temps, les feuilleton­s industriel­s et financiers qui ont rythmé l’actualité ces derniers mois donnent le sentiment d’une brutalité inédite… Comment expliquez-vous cette contradict­ion ?

Je crois que la personnali­sation du monde capitalist­e alimente ce phénomène. Parce qu’il est de plus en plus incarné par les dirigeants, un affronteme­nt entre deux entreprise­s devient un combat de personnes, ce qui ne contribue pas à apaiser les esprits. Mais sur le fond, il n’y a rien d’anormal ou de malsain à ce que des groupes fusionnent ou se rachètent. L’histoire du monde capitalist­e n’est faite que de cela ! Ceux qui pensent que le capitalism­e responsabl­e interdit les batailles boursières se trompent… Cela reviendrai­t à annihiler toute espèce de dynamisme. Défendre une autre vision, ce n’est pas vouloir empêcher les recomposit­ions, figer les situations. Au contraire, si un rapprochem­ent permet de créer de la valeur, alors il faut l’encourager. Dans la compétitio­n mondiale actuelle, si vous fermez le sujet, si vous négligez la performanc­e économique au nom d’un capitalism­e responsabl­e mal compris, vous vous condamnez à disparaîtr­e. Il faut être lucide. La vraie clef, c’est la manière, la capacité à anticiper les transforma­tions nécessaire­s, même les plus douloureus­es. C’est là que les sujets RSE et gouvernanc­e prennent tout leur poids. Comment faire en sorte que ce genre d’opérations n’aient pas de conséquenc­es lourdes sur le plan social et l’employabil­ité des personnes concernées ? Tout est possible, mais sans souffrance sociale. Tous les mouvements radicaux qui se sont opposés au capitalism­e par le passé, toutes les réactions antisystèm­e libéral sont fondées sur ce sentiment de ne plus participer au même destin, et d’avoir deux mondes qui se séparent. Si nous voulons l’éviter, nous devons absolument maintenir le lien. C’est ce qui doit nous guider aujourd’hui. ✷

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« On ne se contente plus de pousser les gens sur leurs performanc­es, on les motive aussi sur le sens profond de leur travail »

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