L'Express (France)

Dans les secrets de la caravane du Tour

Dans le sillage de la Grande Boucle, les équipes des sponsors, entre courtes nuits et distributi­on de « goodies », se donnent à fond. Reportage sur l’étape Lorient-Pontivy.

- PAR CÉLINE DELBECQUE

Six jours de travail par semaine, 7 000 kilomètres en un mois, 21 étapes

D’un geste, Stéphanie détache la ceinture qui la maintenait accrochée depuis des heures au toit de son char. Bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles et parka sur le dos pour lutter contre le vent, la jeune femme saute au sol, suivie par Tom, son coéquipier. Autour d’eux, d’autres véhicules aux couleurs de l’enseigne Leclerc se garent rapidement, déposant en trombe leurs occupants sur le bord de la route. « Pause technique ! » avertissen­t les caravanier­s, qui, en cinq heures d’étape, n’auront droit qu’à un seul « arrêt pipi » de deux minutes. Certains disparaiss­ent en quelques secondes dans la nature, tandis que d’autres négocient directemen­t les toilettes des habitants en échange de quelques « goodies », ces petits cadeaux distribués le long des routes par le groupe Leclerc, le partenaire majeur de la course cycliste. « Ils nous accueillen­t avec bon coeur. C’est aussi ça, le Tour », glisse un organisate­ur en riant.

Les équipiers des sponsors de la Grande Boucle 2021 savent qu’ils n’ont pas de temps à perdre. « Parce que, après, il faut remonter toute la caravane pour récupérer notre place dans le cortège », explique Caroline, conductric­e d’un véhicule léger sponsorisé par la marque de grande distributi­on. Sur le toit de la voiture, sa collègue Manon se rattache au siège d’où elle lance depuis le début de la matinée des échantillo­ns de biscuits bio. « Elle va devoir s’accrocher », glisse la pilote en accélérant. Pendant de longues minutes, armée d’une oreillette qui la relie aux 10 autres véhicules de la marque, Caroline enchaîne les slaloms et les accélérati­ons pour reprendre sa position dans le convoi, qui a déjà progressé de plusieurs kilomètres. « C’est fou, l’avance qu’ils peuvent prendre sur nous en quelques secondes », commentete­lle, concentrée.

Après un quart d’heure de course effrénée, elle aperçoit enfin l’immense char d’ouverture de la caravane Leclerc, les quads en forme de melon ou de fraise et les camions surmontés d’un décor de piquenique géant sur lesquels sont installés les hôtes et hôtesses de l’enseigne. « C’est bon, je peux enfin souffler », chuchotete­lle, miamusée, mistressée. Derrière elle, le char de Tom et Stéphanie a suivi le rythme tant bien que mal, ballottant les deux animateurs sur son toit. « J’ai profité de cette remontée pour prendre ma pause déjeuner, avec un bout de salade qui s’envolait et ma capuche qui me retombait sur les yeux », racontera Tom durant le repas du soir en mimant la scène, provoquant l’hilarité générale.

Toute la journée, ce comédien de 25 ans a tenu bon, debout en équilibre sur l’un des quatre chars de la caravane. Avec une énergie impression­nante, le jeune Parisien a animé les 182 kilomètres qui séparaient les villes de Lorient et Pontivy, dans le Morbihan. Sa mission ? Motiver les milliers de spectateur­s réunis au bord des routes bretonnes pour assister à la troisième étape de la course, tout en leur distribuan­t une partie du million d’échantillo­ns de produits alimentair­es qui seront offerts durant le Tour.« Bonjour à tous les Lorientais et Lorientais­es qui nous ont rejoints pour cette étape ! Direction, Pontivy, c’est parti ! » criaitil dès 11 heures du matin sur la ligne de départ.

Autour de lui, les spectateur­s sont ravis. « Merci ! » hurlent certains à la réception d’un échantillo­n de biscuit. « Ici ! Ici ! » réclament d’autres en affichant fièrement leurs teeshirts Leclerc. Parfois, un accessoire plaît plus que d’autres. « Le maillot à pois et les drapeaux, ça les rend fous »,

assure Tom, amusé. « Et ce maillot, à qui va-t-il aller ? » demande-t-il en le faisant tourner en l’air, avant de le lancer dans la foule. Ni le vent ni la pluie ne semblent perturber l’animateur.

Avec une implacable repartie, il s’amuse à rebondir sur chaque déguisemen­t de supporter, gratifiant les plus petits d’un chaleureux « coucou, bonhomme », saluant les timides retraités réfugiés sur leur balcon. « Joli fessier ! » ose même le comédien face à un spectateur peu pudique, avant d’entonner une version très personnell­e de « J’entends le loup, le renard et la belette… », repris en choeur par la foule. « Je ne sais pas d’où elle m’est venue, celle-là », confiera-t-il le soir même en souriant.

Après trois jours d’étape, Tom a de l’énergie à revendre. Pourtant, le rythme des caravanier­s est intense : les journées commencent bien avant l’arrivée en fanfare du peloton sur la ligne de départ, et se terminent bien après le dernier cadeau lancé. Dès 8 h 30, les membres de l’équipe Leclerc se retrouvent ainsi à l’abri des regards, sur le « parking technique » de la caravane, afin de nettoyer chaque centimètre carré de leurs véhicules et de vérifier leurs stocks. La chorégraph­ie enjouée d’avant-course, les échanges de goodies entre différente­s marques et le café partagé avec les coéquipier­s n’auront lieu que quelques minutes plus tard, sur un autre parking auquel auront notamment accès les invités des sponsors.

Souvent fatigués, les participan­ts s’habituent pourtant aux horaires imposés par le Tour – six jours de travail par semaine, 7 000 kilomètres avalés en moins d’un mois et 21 étapes à travers toute la France. « Les premiers jours, j’ai vu des gens pleurer de joie le long des nationales. Ça m’a donné des frissons, c’est grâce à ça que tu tiens, raconte Caroline. L’amour que tu reçois et le bonheur que tu donnes sont tellement forts que les journées passent à 1 000 à l’heure. » Si certaines étapes sont rudes, d’autres permettent aux participan­ts de vivre une expérience hors norme. « Il y a des jours où je me suis retrouvé debout sur le char, en plein soleil, avec des paysages magnifique­s devant les yeux et des centaines de gens heureux autour de moi, se souvient Tom, qui débute en cette fin de juin son troisième Tour. Et, là, tu profites à fond. Tu danses, tu chantes, tu te marres. Tu te sens vivant ! »

Les caravanier­s sont tous d’accord. « Une fois que tu as goûté à l’ambiance du Tour de France, tu as envie de recommence­r tous les ans », assure Manon. Pour participer à l’aventure, cette jeune orthophoni­ste bruxellois­e a décidé de mettre en pause pour la durée de la course les rares rendez-vous estivaux de ses patients. Le Tour, qui n’était au départ qu’un simple job étudiant, est devenu l’événement incontourn­able de ses étés. « Je retrouve des amis, je découvre des endroits magnifique­s, je vis une expérience unique », faitelle valoir. Parfois, certains proches s’interrogen­t. « On me demande pourquoi je continue. Mais pourquoi j’arrêterais ? » lâche-t-elle. Payée « un peu plus que le smic », selon les organisate­urs, logée et nourrie durant trois semaines et demie, la jeune femme s’y retrouve.

Comme elle, de nombreux caravanier­s organisent leur année en fonction du Tour. Directeur d’une compagnie de théâtre, pompier, ambulancie­r du Smur, formateur de conduite de poids lourds… Les profils des 24 hôtes, pilotes ou animateurs des véhicules Leclerc sont variés. Certains sont des profession­nels de la route. Chauffeur de car scolaire, Elvis entame son 16e Tour de France. « Je n’en ai pas raté un seul », confie-t-il fièrement. Même le Covid n’aura pas eu raison de sa participat­ion à la course : la caravane a bien défilé devant les Français l’année dernière, au mois de septembre. « On avait des masques et des gants qui s’effilochai­ent à force de distribuer les goodies, mais nous étions là », se souvient Manon. Depuis la crise sanitaire, quelques règles ont néanmoins changé : les caravanier­s dorment désormais toujours avec le même binôme, et le masque est obligatoir­e sur tout le parcours. « Mais l’esprit du Tour, lui, reste le même », garantit la jeune femme.

A tel point que, pour faire partie de l’événement, certains membres de l’équipe ont annulé des rendez-vous personnels importants. « J’ai décalé ma soutenance de stage pour être ici », confie Caroline, orthophoni­ste fraîchemen­t diplômée.

Clément, kinésithér­apeute de 23 ans, a de son côté fait l’impasse sur sa remise de diplôme, début juillet. « Tous mes potes vont fêter ça comme il se doit… Et, moi, je vais rater la soirée. Mais j’ai vite pris ma décision, je préfère être au Tour », explique-t-il. Le jeune homme a la Grande Boucle dans le sang : ses parents se sont rencontrés sur la caravane de la course en 1990. « A l’époque, les chambres étaient encore mixtes… Et voilà ce que ça a donné », plaisante-t-il.

Reprenant son sérieux, il insiste. « Je sais que j’ai beaucoup de chance d’être ici, alors j’en profite. » Au sein de la caravane Leclerc, les places sont chères. « Nous retenons environ 1 candidatur­e sur 1 000, confirment les organisate­urs. On prend les plus motivés, ceux dont le caractère correspond aux valeurs de la course. » Car, une fois embarqué, pas question de confondre le Tour avec une colonie de vacances.

« Une bière, pas plus ! » promet ainsi Manon, au retour de l’étape LorientPon­tivy. Attablée au restaurant de l’hôtel, la jeune femme est catégoriqu­e. « Contrairem­ent à ce que les gens pourraient s’imaginer, il n’y a pas de nuits blanches ou de grosses soirées arrosées au Tour de France. » Avec plusieurs milliers de spectateur­s au bord des routes, pas de place pour « le verre de trop ». Chaque matin, les caravanier­s peuvent être contrôlés par l’organisati­on pour vérifier leur alcoolémie. Et si celle-ci est supérieure à 0 : « C’est directemen­t “BTM” [“bagages, train, maison”], lâche Tom. Il n’y a pas de justificat­ion possible, pas de “s’il te plaît, c’était la dernière fois”… C’est ciao ! »

En ce soir du lundi 28 juin, les membres de la team Leclerc se contentero­nt donc d’un verre ou deux devant un match de l’Euro diffusé sur l’écran géant du restaurant. « De toute façon, on est tellement crevés qu’on rêve seulement d’aller dormir », confie Manon, épuisée. Avant de rejoindre sa chambre, l’orthophoni­ste prend le temps de saluer plusieurs membres de l’équipe, rit quelques minutes avec chacun. Il y a encore trois jours, elle ne connaissai­t pas certains d’entre eux. « Ici, les amitiés que tu noues, c’est puissance 1 000. Il faut le vivre pour comprendre », assure-t-elle avant de s’éclipser pour, enfin, se reposer. « Tu finis littéralem­ent sur les genoux, mais ça vaut le coup. » Demain, son réveil sonnera à 7 heures, et elle reprendra la route. Une étape de 150 kilomètres l’attend.

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Les équipiers juchés sur les véhicules animent chaque étape avec énergie.

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