L'Express (France)

Entre l’armée et la gauche, des liens complexes

Existe-t-il des sympathisa­nts de Jean-Luc Mélenchon ou de Yannick Jadot sous l’uniforme? De moins en moins. Décryptage.

- ÉTIENNE GIRARD ET ALEXANDRA SAVIANA

Printemps 2017, coup de fil de Jean-Luc Mélenchon à un colonel, fraîchemen­t retraité de l’armée de terre : « Si je gagne, serez-vous disponible ? » Réponse du haut gradé, qui nous raconte l’épisode sous le couvert de l’anonymat : « Commencez par gagner. » Pendant dix-huit mois, à partir de l’automne 2015, le futur fondateur de La France insoumise (LFI) va multiplier les contacts avec la Grande Muette. Il déjeune à plusieurs reprises avec des généraux, notamment au Café des officiers, en face de l’Ecole militaire, à Paris. Djordje Kuzmanovic, son conseiller sur les questions de défense d’alors, organise les agapes et l’accompagne. « Deux généraux nous avaient dit qu’ils pensaient que ça se terminerai­t entre le Front national et nous, et ils voulaient connaître notre positionne­ment, notamment à l’égard des enjeux de l’armée », se souvient-il.

« Si vous leur parlez d’indépendan­ce, du rôle de la France dans le monde, ça leur plaît »

Pendant la campagne présidenti­elle, un contre-amiral, par ailleurs soutien de la Manif pour tous, relit les propositio­ns du candidat LFI et livre des informatio­ns sur la situation en Syrie. A cette période, l’homme de gauche déjeune également avec Alain Juillet, ancien directeur du renseignem­ent de la DGSE, les services secrets extérieurs français. Le stratège accepte l’idée d’une poursuite du dialogue. Pour couronner le tout, Djordje Kuzmanovic est invité, le jeudi 20 avril 2017, trois jours avant le premier tour, dans l’Hexagone Balard, siège du ministère de la Défense, pour un tour du propriétai­re. En passant devant le bureau de Jean-Yves Le Drian, ministre en poste, un des généraux qui fait visiter ose un clin d’oeil : « Peut-être bientôt le vôtre ? »

Michel Goya, ancien colonel de l’armée de terre, confirme ce frémisseme­nt de 2017 : « La mise en avant du rôle de l’Etat et le souci d’assurer les missions régalienne­s pouvaient concorder avec l’opinion de certains militaires, à condition que la sécurité figure parmi ces missions. Ils pouvaient plus les séduire qu’un discours de droite orléaniste qui les méprise et réduit leur budget. » Ce temps semble aujourd’hui révolu.

« Mes contacts n’ont plus de relations avec Jean-Luc Mélenchon », affirme Djordje Kuzmanovic, qui s’est lui-même éloigné de La France insoumise pour fonder le parti République souveraine. Cet ancien officier de l’armée de terre nous résume le rapport des militaires à la gauche : « L’armée, c’est un monde où les écarts de revenus entre le général et le soldat de rang sont faibles. Donc il y a un intérêt pour un discours sur les inégalités de richesse. Si vous leur parlez d’indépendan­ce, de souveraine­té, du rôle de la France dans le monde, ça leur plaît aussi. Mais si vous êtes sur l’intersecti­onnalité, le sociétal, ça ne leur parle pas du tout. » De fait, sous la Ve République, les militaires engagés en politique sont pratiqueme­nt tous de droite et du centre. Parmi les gradés qui ont embrassé une carrière d’élu depuis le retrait du général de Gaulle, en 1969, on compte le lieutenant-colonel Jacques Soufflet, premier ministre de la Défense de Giscard, le général Morillon, élu député européen sur les listes de François Bayrou, la capitaine de l’armée de terre Laetitia Saint-Paul, députée (LREM) depuis 2017, une palanquée d’élus locaux du Front national et… un seul parlementa­ire de gauche. Et encore, il n’a pas exercé longtemps : le colonel Pierre Dabezies a été élu député de Paris aux législativ­es de juin 1981… avant que son élection soit invalidée en décembre de la même année.

L’ancien parachutis­te des troupes de marine est ce qu’on appelle un « gaulliste de gauche ». Sur son affiche de campagne législativ­e figurent à la fois la rose du Parti socialiste… et la croix de Lorraine, l’emblème de De Gaulle. Un cas sans doute unique en son genre. Pour la présidenti­elle de 2002, il s’engage en faveur de Jean-Pierre Chevènemen­t, qu’il avait auparavant

conseillé à Beauvau. Tout sauf un hasard. « Avec son discours souveraini­ste, Chevènemen­t, c’est celui qui passe le mieux à gauche pour les militaires », résume Djordje Kuzmanovic. Le fondateur du Mouvement des citoyens cultive lui-même de longue date ce positionne­ment atypique. En 1977, lorsque France 3 lui propose de rédiger le scénario d’un film sur la personnali­té historique de son choix, il opte pour… le colonel Louis Rossel, seul officier supérieur de l’armée française à rallier la Commune en 1871, fusillé pour ce motif.

« Il y a des militaires qui votent à gauche, c’est une évidence », assure le général de gendarmeri­e Bertrand Soubelet. Brièvement engagé au côté d’Emmanuel Macron en 2017, l’ancien militaire est aujourd’hui vice-président du mouvement Objectif France, qui entend défendre les valeurs « d’ordre, de liberté et d’audace ». « Mais la gauche pour laquelle ils penchent est républicai­ne, poursuit-il. Si vous imaginez des militaires qui votent pour la gauche bobo, ça n’existe pas. » Une gauche « bobo » incarnée, par exemple, par Europe Ecologie-Les Verts, qui réalise ses meilleurs scores dans les grandes agglomérat­ions. Le parti est peut-être celui que la troupe préfère agonir, surtout depuis la propositio­n d’Eva Joly, candidate du parti en 2012, de remplacer le défilé militaire du 14 Juillet par une parade d’enfants et d’étudiants. « La gauche véhicule ces dernières années des idées antimilita­ristes, note Elyamine Settoul, maître de conférence­s au Conservato­ire national des arts et métiers. Cela a certaineme­nt joué dans le nombre limité de militaires en sympathie avec elle. » Renverseme­nt frappant, pour qui se souvient qu’elle n’a pas toujours cultivé une sourde méfiance à l’endroit des militaires. Sous la IIIe République, plusieurs ministres de la Guerre appelés par le très laïque Parti radical sont de haut gradés, comme le maréchal Lyautey sous Clemenceau ou le général Jean Brun sous Aristide Briand.

Plus saisissant encore, une partie de l’état-major du général Boulanger, ultrapopul­aire et tenté par un coup d’Etat en 1888, est composée de militants d’extrême gauche qui lui savent gré d’avoir rendu le service militaire obligatoir­e pour le clergé, d’avoir amélioré les conditions de vie des soldats et d’avoir évoqué des rapprochem­ents entre l’armée et les mineurs en grève. Son principal conseiller n’est autre que le journalist­e Henri Rochefort, anticapita­liste fervent, élu à plusieurs reprises député sur des listes d’extrême gauche. « Sous Boulanger, l’extrême gauche et l’extrême droite se rejoignent sur la question du nationalis­me et sur une culture autoritair­e commune », résume l’historien Pascal Ory, spécialist­e de cette période. Deux éléments-clefs pour plaire aux militaires… aujourd’hui orthogonau­x au logiciel de la gauche. A mesure que sa radicalité sociale a pâli tandis que son progressis­me sociétal s’affermissa­it, ce côté de l’échiquier politique s’est donc logiquemen­t aliéné la sympathie de la troupe.

Ce désamour limite aujourd’hui les vocations de jeunes gens dont le coeur penche à gauche. « De nos jours, l’engagement civique d’un jeune plutôt à gauche se traduit rarement par un passage sous l’uniforme, note Christophe Pajon, enseignant-chercheur à l’Ecole de l’air. Il y a une forme de sélection sociale, d’autocensur­e qui fait que, dès le recrutemen­t, une partie du spectre politique ne va pas se présenter à l’armée. » De quoi faire du militaire de gauche une espèce de plus en plus rare.

« L’engagement civique d’un jeune plutôt à gauche se traduit rarement par un passage sous l’uniforme »

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