Ce que pense vraiment la Grande Muette
Après la publication d’une tribune dénonçant le « délitement » de la France, signée par des généraux, un tressaillement parcourt l’armée. Les militaires sont-ils vraiment réactionnaires ?
Sur le navire où est affecté Jérémy*, officier de marine, une scène s’est reproduite à de multiples reprises ces dernières semaines. Partout, un sujet s’est imposé dans les conversations : une tribune publiée fin avril dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles, signée par des généraux à la retraite, qui n’excluent pas « l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles ». Formulation ambiguë, qui laisse imaginer ou fantasmer une prise de pouvoir temporaire de l’armée. « Au quotidien, en déjeunant ou au carré – le “bar” attribué par grade où l’on se détend –, on échangeait dessus en petits groupes. Le texte a fait parler », raconte Jérémy. En bien ou en mal ? Notre interlocuteur botte en touche, l’air ennuyé à l’autre bout du fil. « Tout dépend des gens », hésite-t-il, avant d’ajouter : « Il a souvent été commenté en bien, sur le fond. Après, la forme, c’est une autre histoire. » L’affaire a réveillé les clichés sur l’armée. Lesquels ? Christophe Pajon, enseignant-chercheur à l’Ecole de l’air, met les bottes dans le plat : « Ceux qui, dans le civil, laissent penser que les militaires peuvent avoir des réflexes putschistes ou reflètent une tendance politique plutôt très à droite. » En clair, la tribune a fait passer une partie de l’institution pour réactionnaire.
En mai, un nouveau texte, signé cette fois par des « militaires d’active » anonymes et lançant un appel « pour la survie de notre pays », est paru sur le site de Valeurs actuelles. Après une première réaction publique expéditive, le général Lecointre, chef d’état-major des armées sur le départ, a pris la plume pour faire appel à « la responsabilité de citoyen » et de « militaire » des signataires. Il y incite ceux qui souhaiteraient s’exprimer dans une totale liberté à « quitter l’institution ». Quelques jours plus tard, six signataires du premier texte, généraux de deuxième section – les « 2S », retraités mais toujours susceptibles d’être rappelés – sont convoqués devant un « conseil supérieur » de discipline. Objectif : rappeler l’importance du devoir de réserve. Un coup de pression inédit : en 1988, quand 12 anciens chefs d’état-major avaient publié dans Le Figaro un pamphlet contre François Mitterrand, accusé de « mettre en péril » la « sécurité » du pays, le président socialiste n’avait pas bronché. « Les gradés sont à cran depuis les tribunes, raconte Paul*, futur officier. On évite déjà de parler
politique d’ordinaire. En ce moment, ils ne rigolent plus du tout sur le sujet. »
Lors de notre enquête, nous avons interrogé plus d’une vingtaine de militaires, de tous les corps et de tous les rangs. La tribune des généraux dénonçant le « délitement », « l’islamisme » et « les hordes de banlieues » est souvent approuvée. On entend aussi une hostilité toujours bien présente envers les femmes élèves officiers. « Quand on voit que le nombre de filles à Saint-Cyr-l’Ecole [un des plus prestigieux lycées de la défense, dans les Yvelines] peine à augmenter ces dernières années, on comprend pourquoi », assène Laetitia Saint-Paul, vice-présidente (LREM) de l’Assemblée nationale et première militaire d’active élue depuis 1918. « Dans le milieu, ça fait des blagues graveleuses sur les gays, les migrants, les femmes. C’est très conservateur », reconnaît un haut gradé de la marine. Un militaire de gauche a tout de même été croisé. « Je me censure pour survivre », lâche-t-il, en riant jaune.
Nos interlocuteurs tombent d’accord sur l’analyse globale : le positionnement idéologique des militaires ressemble à un nuancier des droites françaises. On y croise quelques centristes, une grande majorité de conservateurs, jusqu’à « l’extrême droite très à droite ». Certains haut gradés font peu de mystère de leurs sympathies politiques. « J’ai voté Fillon, mais mon préféré, c’est Retailleau », assure un colonel, avant de partir sur une longue digression contre la « gangrène de la lutte des classes. » Parmi ces officiers supérieurs, une minorité, très remarquée au sein des cercles militaires : les « cathos tradi ». Appartenant généralement à des lignées de militaires – le plus souvent de père en fils –, ils sont réputés pour leur pratique très traditionnelle, parfois rigoriste, de la foi catholique. « Quand je cherchais des officiers le dimanche, c’était facile : je filais à la messe où je trouvais la plupart d’entre eux », se rappelle Erick, soldat de rang dans l’armée de terre, aujourd’hui à la retraite. « Mon ancien capitaine a six enfants, pas de télévision et il va à l’église tous les dimanches », se souvient Maël*, qui occupe le même poste. Ces convictions religieuses peuvent parfois se traduire en prises de position ouvertes : en 2012 et en 2016, le général d’armée 2S Bruno Dary, ancien gouverneur militaire de Paris, avait affiché son soutien à la Manif pour tous. Au printemps 2013, le Lys noir, un groupuscule d’extrême droite, s’était mis à fantasmer sur cet Etat dans l’Etat. « Ceux qui évacuent d’un revers de la main toute possibilité de coup d’Etat militaire en France feraient bien de réviser leurs classiques […]. Un coup de force est à nouveau imaginable », avait-il écrit dans son journal en juin 2013, distribué devant plusieurs garnisons. La faction avait appelé au putsch en nommant clairement ses héros : Bruno Dary, Benoît Puga, chef d’état-major particulier du président de la République, et Pierre de Villiers, alors major général des armées.
Les trois sont issus de l’Ecole spéciale militaire (ESM) de Saint-Cyr, vivier de
« Quand je cherchais des officiers le dimanche, c’était facile, je filais à la messe »
recrutement n° 1 des futurs généraux et colonels. « Entre ceux qui ont fait Saint-Cyr, qu’on appelle les “avancements directs”, et ceux qui ont commencé en bas de l’échelle, c’est comme deux maisons avec un mur, et vous ne pouvez jamais le franchir, raconte un lieutenant-colonel, retraité de l’armée de l’air depuis 2015. Les seconds, on les appelle les “avancements retardés”, ça veut bien dire quelque chose. » Les officiers aux « avancements directs » ont souvent commencé dès le lycée militaire de Saint-Cyr, avant d’enchaîner avec l’école spécialisée de Saint-Cyr Coëtquidan (Morbihan), puis d’entrer dans l’armée… pour atteindre ses plus prestigieuses fonctions. « Environ 90 % des généraux ou amiraux sont issus du recrutement direct, Saint-Cyr, Ecole de l’air, Ecole navale ou parfois Polytechnique, estime l’ancien colonel et historien Michel Goya. Cette population a sa culture et une vision des choses qui n’est pas forcément celle du reste des armées. » En témoigne cette anecdote d’un officier de réserve, présent à un gala : « A un moment, une chanson d’Aya Nakamura est passée. Les gens dansaient du rock dessus. On avait l’impression d’être à un rallye mondain. »
Dans ce gratin, les « cathos tradi » sont incontournables. « On parle de minorité qui donne le ton, explique Claude Weber, enseignant détaché aux écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Ils se connaissent, ils passent par les mêmes corniches [NDLR : terme d’argot utilisé désignant les classes préparatoires à l’ESM de Saint-Cyr]. » « C’est une minorité, mais une minorité très cohérente », souligne Grégory Daho, maître de conférences à la Sorbonne, spécialiste de l’armée.
En 2018, une enquête de Libération au coeur du lycée de Saint-Cyr-l’Ecole leur a fait une sale réputation. Brutaux, misogynes et homophobes… Le portrait, salé, a laissé des mauvais souvenirs au sein des armées. Saint-Cyr y était présentée comme une machine à « broyer les femmes ». Ancienne de l’établissement, Laetitia SaintPaul se souvient de scènes où de futurs officiers chantaient sans complexe « des slogans comme “Dieu, le Roi, la France” ». « La seule fois où il m’a été donné d’entendre ça à l’armée », précise la députée. « C’est une poignée d’élèves, il ne faut pas généraliser », balaie un officier, toujours très fâché par l’article. « On parle de jeunes qui représentent peut-être 1 % d’une promotion, mais ce sont les 1 % qui vont se retrouver aux postes de commandement, affirme Laetitia Saint-Paul. Il s’agit peut-être d’une poignée parmi une minorité, mais je ne veux pas que des jeunes racistes, xénophobes et sexistes puissent atterrir à des postes de commandement. » En 2017, les élèves de Saint-Cyr, en concertation avec la direction, ont décidé de nommer la cohorte diplômée en 2019 « promotion Loustaunau-Lacau », du nom d’un général anticommuniste et antisémite, élu député d’extrême droite en 1951. Un choix annulé par le ministère il y a trois ans. Dans la liste des noms célébrés par l’école ces dix dernières années, on retrouve de nombreux gradés résistants, mais aussi des figures engagées en politique, comme le général Edouard de Castelnau, fondateur de la Fédération nationale catholique en 1924, ou Jean-Robert Thomazo, député proAlgérie française de 1958 à 1962, proche de Jean-Marie Le Pen. Ce 3 juillet, des invités aux engagements très droitiers se sont
rendus au grand gala de Saint-Cyr : Julien Rochedy, ex-président du Front national de la jeunesse devenu youtubeur ultraréac, mais également l’influenceuse Thaïs d’Escufon, ex-porte-parole de Génération identitaire.
Les dérives ne sont pas réservées au haut du panier. En mars, une enquête de Mediapart a dévoilé 50 cas de soldats affichant leur sympathie pour le IIIe Reich sur les réseaux sociaux. Une « dérive individuelle » selon le ministère des Armées. « La tendance des connaisseurs de la chose militaire est souvent de minimiser le sujet », remarque Grégory Daho. Le gros des troupes semble en tout cas se situer à droite de l’échiquier. Selon l’enquête électorale française du Cevipof sur la dernière présidentielle, une écrasante majorité de militaires a voté à droite. Au premier tour de 2017, 41 % d’entre eux ont glissé dans l’urne un bulletin Marine Le Pen (qui a fait un score total de 21,3 %) et 37 % ont donné leur voix à François Fillon ou Nicolas Dupont-Aignan (qui ont cumulé 24,71 % des votes). Logique, selon le général Henri Bentégeat, qui fut chef d’état-major des armées sous Chirac. « Des valeurs de référence dans notre métier, comme le patriotisme, exaltées par la gauche et Jaurès par le passé, sont aujourd’hui identifiées à droite, estime-t-il. Ce qui explique que les militaires donnent le sentiment de pencher davantage d’un côté. » Au point d’être séduits par l’extrême droite ? « Le Rassemblement national exalte les héros,
« Ceux qui partent en opérations extérieures ont souvent des traditions plus fortes »
le courage, des valeurs très respectées dans l’institution. Il n’est donc pas surprenant qu’un courant de sympathie pour ce parti existe dans les armées, avec une tendance un peu plus forte que dans le reste de la population », poursuit le général Bentégeat.
Pour les militaires interrogés, tout est question de valeurs. « Quand vous rentrez dans le métier, vous êtes structuré : on vous demande d’être à l’heure, d’être présentable », confie un ancien gendarme. Des qualités qui, selon lui, ne sont aujourd’hui valorisées qu’à droite. Selon une « rumeur persistante » citée par plusieurs généraux, l’armée de l’air et de l’espace, plus récente – elle a été créée en 1934 – serait cependant plus moderne et plus ouverte que les autres. Ou, comme le confie un officier avec une pointe d’ironie, plus « progressiste ». « Parmi les aviateurs, les compagnes ont souvent un travail. Le nombre de divorces est élevé », détaille Grégory Daho. La technologie, omniprésente, les place à part dans l’institution militaire. « Ils sont un peu les geeks de l’armée », confirme le chercheur. Une vision renforcée par un attachement moins fort aux « traditions ». « Dans n’importe quel régiment de l’armée de terre, vous avez une “salle traditions” tenue au quotidien par un responsable. Dans l’armée de l’air, pas du tout », illustre notre retraité de l’armée de l’air. « Cette salle existe dans mon ancien régiment, confirme Maël. C’est une pièce de commémoration pour tous les militaires tombés au combat. On doit y passer quelque temps pour montrer notre respect aux anciens. » De quoi leur rappeler leur raison d’être dans leur unité. « Cet amour de la tradition peut effectivement être lié à la mouvance conservatrice, mais il y a un vrai besoin de maintenir un esprit de corps de dépassement de l’individu », souligne Arnaud Valli, réserviste et conseiller politique pour le ministère des Armées.
Certaines unités y sont plus attachées que d’autres. « Au sein de l’armée de terre, c’est l’armée d’Afrique – de la Légion étrangère et de troupes de marine – qui a le plus préservé ses traditions, en particulier depuis la période coloniale – en incluant les guerres de décolonisation », pointe Grégory Daho. « Tout est une question de cohésion, explique Cédric, musicien de l’armée de terre. Les militaires qui partent en opérations extérieures ont souvent des traditions plus fortes, c’est capital au combat. » Elles prennent souvent une teinte religieuse, de nombreuses unités de l’armée de terre étant « protégées » par leur saint patron. C’est encore le cas aujourd’hui du prestigieux 2e REP, le deuxième régiment de parachutistes, créé en 1948 pendant la guerre d’Indochine, qui a choisi pour protecteur saint Michel. Tout un symbole : dans la Bible, il est le premier combattant à venir du ciel pour vaincre ses ennemis. « Il est fêté chaque année, se souvient Erick. Ce jour-là, tout le monde est en tenue, il y a un discours et une prise
d’armes [une cérémonie militaire]. C’est comme notre Noël. »
S’ils adhèrent souvent aux traditions, les soldats de rang – entrés dans l’armée à leur majorité – semblent à des annéeslumière des officiers. Plus divers, aux origines sociales très différentes, le gros de la troupe est lié à l’institution par des contrats courts. « Toute la France est représentée : la banlieue avec des jeunes d’origine maghrébine, la campagne, l’outre-mer. Des gens qui s’engagent d’abord pour des raisons économiques, et qui restent parce qu’ils ont trouvé un cadre », relève Elyamine Settoul, maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers. Au point d’être « conservateurs » ? Pas forcément. « Les jeunes de mon régiment se désintéressent de la politique, raconte Maël. Je vais voter, car c’est un droit, et un devoir, mais j’ai l’impression d’être le seul. » Apolitiques, les militaires du rang enfileraient leur devoir de réserve comme un costume parfaitement ajusté. « En tant que militaires, on se doit d’être neutres, poursuit Maël. Cette obligation crée une distance supplémentaire avec ces questions-là chez les soldats. » Maël n’a évoqué un sujet polémique qu’une fois avec les autres militaires : celui des tribunes de Valeurs actuelles. « Ça nous a exaspérés d’être assimilés à des fachos. »
Mike Echo, ex-soldat dont la page Facebook est suivie par 75 000 personnes, partage le constat : « Parmi mes amis anciens militaires, deux semblent avoir des sympathies pour l’extrême droite, deux s’identifient aux black blocs. Le reste est apolitique. » Il explique aussi que, quand il servait dans l’armée, qu’il a quittée il y a deux mois, il n’a jamais parlé de sujets de société avec ses camarades. A une exception près : les vidéos du média en ligne Konbini, connu pour sa ligne progressiste. Elles étaient souvent l’objet de quolibets. « Pas de quoi faire de nous des réacs pour autant », pointe-t-il. Les soldats de rang étaient plutôt préoccupés par des questions de gros sous. Malgré l’augmentation du budget de la défense après le coup de gueule et la démission de Pierre de Villiers, les militaires se plaignent toujours sur le terrain d’un manque de moyens. « C’est notre réalité de tous les jours, pointe Maël. Comment fonctionnera notre équipement demain, si on n’a pas suffisamment de munitions en première ligne. » La seule chose qui compte, selon Maël, se situe bien là : « On donne notre vie pour tous les Français. Pas pour un bord politique. » ✷
* Les prénoms ont été modifiés.