Nadia Léger sort du bois
Dans l’ombre de son célèbre mari Fernand Léger, elle a produit des oeuvres d’une modernité inouïe. Un musée français – celui de l’Annonciade, à Saint-Tropez – la met à l’honneur. Enfin...
Elle fut longtemps la compagne puis la femme de Fernand Léger, la directrice de l’atelier du grand peintre, sa riche héritière et, enfin, la gardienne du temple. Aujourd’hui, une exposition monographique lui est consacrée pour la première fois dans une institution française (jusqu’au 14 novembre). Directrice du musée de l’Annonciade, à Saint-Tropez, et femme-orchestre de l’événement, Séverine Berger veut montrer la contribution novatrice de Nadia – qui rayonne ici sous son seul prénom – dans les courants d’avant-garde du xxe siècle.
La commissaire s’est appuyée sur l’expertise d’Aymar du Chatenet, ex-journaliste, désormais éditeur, le premier à avoir exploré en profondeur l’univers de Nadia Khodossievitch Léger. Il a mené l’enquête, dix ans durant, avec le soutien de Nathalie Samoïlov et de Nicolas Thénier, deux descendants de cette artiste méconnue, pour accoucher, fin 2019, d’une somme abondamment documentée, aux éditions Imav, qui se dévore comme un roman – policier, parfois… Une petite bombe dans le milieu. L’histoire de l’art serait donc passée à côté d’une créatrice de premier plan ? Eh oui, semble répondre l’ouvrage d’Aymar du Chatenet. De fait, Nadia cumule les handicaps : femme ; Russe immigrée ; élève, maîtresse puis épouse d’un poids lourd de la peinture ; et, pire, militante communiste jusqu’au bout du pinceau.
Nadia Khodossevitch est née en 1904, en Biélorussie, au sein d’une famille pauvre. Douée pour le dessin, elle fait son apprentissage à Smolensk, sous la férule de maîtres, dont le leader suprématiste russe Kazimir Malevitch. Elle découvre l’oeuvre de Fernand Léger dans la revue L’Esprit nouveau et n’a de cesse de gagner Paris pour le rencontrer. Ce qu’elle fera, après un passage aux Beaux-Arts de Varsovie, en devenant, dès 1925, son élève à l’académie de la rue Notre-Dame-des-Champs. Deux ans plus tard, les voilà amants adultérins. Fernand est marié avec Jeanne Lohy, Nadia unie au peintre polonais Grabowski, bien qu’ils se soient officiellement séparés après la naissance de leur fille Wanda. Au cours de ces années, Nadia participe de près aux mouvements picturaux. Suprématisme, purisme, cubisme, surréalisme, elle s’essaie à tout sur la toile. Elle fraye avec Arp, Kandisky et Mondrian. Elle côtoie Chagall, Braque et Picasso, mais ces derniers ne la voient qu’en Mme Léger, assistante dévouée de Fernand qui, très sollicité, voyage et s’en remet à elle pour tenir l’atelier que fréquentent alors de jeunes pousses prometteuses comme Nicolas de Staël et Louise Bourgeois. Nadia gère les lieux en compagnie de Georges Beauquier, élève-compagnon au long cours, avec lequel elle entretient des relations ambiguës... Entre elle, Léger et Beauquier, ça sent le ménage à trois.
Nadia entre dans la Résistance au cours de l’Occupation puis se met, dès la Libération, au service du Parti communiste, avec des compositions imposantes à l’effigie de Maurice Thorez ou de Lénine. Elle se réapproprie le réalisme socialiste, peint ses Mineurs ou ses Constructeurs dans la veine des grands formats en à-plats colorés de Léger. En 1952, ils convolent en justes noces. La voilà femme légitime et bientôt veuve. La « milliardaire rouge », ainsi qu’on la surnomme, va-t-elle enfin mettre en avant sa propre production ? Non, elle consacre le reste de sa vie à la mémoire du défunt, en créant le musée de Biot (Alpes-Maritimes). Au total, Fernand et Nadia auront partagé trente et un an de relation fusionnelle et de créations distinctes. La postérité a consacré le premier mais oublié la seconde. Si l’ouvrage d’Aymar du Chatenet a réhabilité la figure de cette femme artiste talentueuse, l’exposition de l’Annonciade devrait, cimaises à l’appui, faire office de piqûre de rappel.