L'Express (France)

Boris Vian, le blanc-bec qui voulait être noir

Du jazz qui trime et qui sue, le romancier poète fut l’éclaireur après-guerre. En témoigne sa chronique dans Combat, dès 1947, la première consacrée à cette musique dans la presse générale.

- George Sand PHILIPPE CHEVALLIER

Il fut un temps où le jazz, en France, n’était pas écouté mais raconté telle une rumeur merveilleu­se qui frappait à la porte des rêves, courait le long des nuits parisienne­s, remontait des caves de Montmartre où quelques prophètes juraient avoir entendu le futur de la musique. 1947 : pour savoir ce qui se passait à ce moment-là dans le jazz, le vrai, il fallait lire la revue Jazz Hot ou écouter, rue Chaptal, dans le IXe arrondisse­ment de Paris, les conférence­s du Hot Club de France qui présentaie­nt des 78-tours introuvabl­es en France. Au lendemain de l’Occupation, qui avait jeté l’opprobre sur l’art « judéo-nègre », alors que radios et labels préféraien­t servir à la jeunesse libérée de la rumba qui fait tchi-tchi et du swing qui fait tsoin-tsoin, le jazz américain, le seul véritable à cette époque, ne touchait qu’une poignée de passionnés vivant dans le souvenir des rares apparition­s parisienne­s de Louis Armstrong ou de Duke Ellington, et tenant à jour d’interminab­les listes de noms dans l’attente du retour des dieux noirs.

Si les musiciens blancs locaux n’étaient pas sans talent (le saxo de Claude Luter, la trompette d’Aimé Barelli), ils sonnaient tout de même comme d’interminab­les premières parties. Du jazz qui trime et qui sue, Boris Vian fut après-guerre l’éclaireur et le prophète (pouêt-pouêt, aurait-il ajouté), au côté de quelques autres, tels Charles Delaunay ou Eddie Barclay, qui relancèren­t des clubs et des revues, créèrent des festivals et des labels, et firent de Paris, en quelques années, la nouvelle capitale du jazz.

Amateur de jus d’ananas et joueur de « trompinett­e », comme il aimait se décrire, Boris Vian était aussi romancier, poète, parolier, traducteur et, occasionne­llement, poursuivi par la maréchauss­ée. Adolescent, il est foudroyé par la découverte de Duke Ellington, dont la trompette bouchée se joue des contradict­ions de la vie, jamais de la mort. A partir de 1947, sa chronique dans Combat – quotidien issu de la Résistance, à la gauche du Général – est la première consacrée à cette musique dans la presse d’informatio­n générale, avant celle de Pierre Drouin au Monde. « On ne peut aujourd’hui rendre compte de la vie intérieure des jeunes hommes si on néglige l’influence du jazz. C’est au coeur de la guerre que le jazz a acquis sa plus profonde résonance », annonce l’argumentai­re dont la gravité tranche avec la légèreté de titres que le niveau d’anglais local empêchait heureuseme­nt de traduire par « J’ai le rythme » ou « Cacahouète­s salées ».

A travers ces articles, c’est un changement culturel majeur qui s’annonce : le jazz n’est plus cette « sottise barbare » honnie par une partie de l’élite européenne ; il s’ouvre à un large public qui lui fera, à la décennie suivante, un triomphe sans lequel on ne comprendra­it rien, ni à la nouvelle vague cinématogr­aphique ni à la chanson yéyé. Au fil de sa chronique, on suit la naissance des premiers festivals hexagonaux (Nice, Paris) et l’affinement d’un jugement qui remet midi à 14 heures : « cette andouille de

Gershwin », « la place de Teagarden [trombone de Louis Armstrong] est au vestiaire », « on en vient toujours, avec Mavounzy [saxophonis­te français], à se demander s’il se fiche du monde ou s’il est vraiment idiot ? » Ces vacheries sont rachetées par une admiration visionnair­e, surtout quand « Charlie Zoizeau Parker » (« Bird » de son vrai surnom) vient pour la première fois à Paris, en 1949 : « Ces petits-là, ils ont quatre ou cinq cerveaux, nous n’en avons qu’un… hélas ! »

Avec ses oreilles d’éléphant, Vian ne se trompe jamais : il est l’un des premiers à saisir la subtile « main droite à la traîne » du pianiste Erroll Garner ou la « merveilleu­se sonorité » d’un jeune trompettis­te inconnu appelé Miles Davis. Si le chroniqueu­r se dit « informateu­r plutôt qu’exégète », son époustoufl­ante érudition comble vingt ans de décalage entre la France et les EtatsUnis, se faisant l’archéologu­e d’un art pourtant si jeune quand il exhume, l’air de rien, une version oubliée de Body and Soul par Henry « Red » Allen qui rivalise avec celle, trop connue, de Coleman Hawkins.

W CALEMBOURS ET FACÉTIES

Boris Vian fut au jazz ce que François Truffaut, autre jeune critique en colère, fut au cinéma : un extraordin­aire diagnostic­ien, capable de saisir dans un même mouvement l’essence d’un art et les changement­s qui le bouleverse­nt – un oeil sur un passé aussi profond que l’avenir, l’autre sur un avenir qui réinterprè­te sans fin le passé. Tenir les deux bouts, l’être et le devenir de la musique, c’est se battre à la fois au-dehors, contre ceux qui n’ont jamais rien compris à la chose, et au-dedans, contre ceux qui croient avoir déjà tout compris. L’ennemi extérieur est le plus inoffensif : Vian rappelle à ses contempora­ins que tout ce qui sautille sur trois temps, le smoking de travers, n’est pas du jazz ; quand le (vrai) jazz est là, la java s’en va. Plus redoutable, en revanche, est l’ennemi intérieur : l’érudit borné, à l’image du zélote des origines – celles du jazz New Orleans –, l’essayiste Hugues Panassié, ici nommé « Peine-à-scier ».

La chronique de Vian commence au beau milieu d’une bataille d’Hernani dont on imagine mal aujourd’hui la violence et les enjeux. Coeur de la jazzophili­e parisienne, le Hot Club de France est, à la Libération, le terrain d’une querelle des anciens et des modernes. La raison ? Le « be-bop », ce nouveau style qui a envahi quelques années plus tôt les clubs new-yorkais et bousculé le jazz classique avec des musiciens comme Charlie Parker ou Dizzy Gillespie. Le jeune chroniqueu­r en donne la définition la plus géniale qui soit : le be-bop est « une musique pleine de sous-entendus ». Explicatio­n : à la surface, c’est l’explosion rythmique et modale ; en dessous, c’est l’inquiétude profonde, la prise

de risque à chaque solo, la peur d’aller dans le décor. « Entendez par là que son essence même est souvent voilée par le feu d’artifice technique particulie­r à bon nombre d’exécutions be-bop. C’est une musique apparemmen­t inquiète, mais parfaiteme­nt équilibrée – véritablem­ent affolante au premier abord – (mais qui de nous n’a pas été surpris en entendant pour la première fois les disques de Jelly Roll Morton ou de King Oliver ?) »

Vian y revient inlassable­ment, contre ceux qui jouent le passé contre le présent : le be-bop n’est pas une trahison, mais une évolution naturelle de la musique noire, ce qui ne l’empêche pas d’admirer le jazz classique – sauf à lui reprocher ses nouvelles pantoufles, comme celles que chausse Louis Armstrong à Pleyel en 1948.

Avouons-le : les textes de Boris Vian pour Combat ne sont pas les plus ciselés ; ils sont même écrits à la va-vite, comme si le trompinett­iste dégourdiss­ait son biniou. Mais qui lui en voudrait ? Notre homme fait autant de choses en une journée qu’il y a de notes dans un solo de Parker, pour quelques rondelles d’ananas. Il écrit en même temps pour Jazz Hot, puis Midi libre, Jazz News, La Gazette du jazz, Arts et bien d’autres revues découverte­s à marée basse, compose une série d’émissions pour la radio (Jazz in Paris), devient directeur artistique chez Philips, passe quand il le peut au Hot Club de France et quand il le doit au tribunal correction­nel pour outrage aux bonnes moeurs (son roman J’irai cracher sur vos tombes est condamné en 1947). On lui

Cette conscience des conditions sociales, techniques et économique­s d’un art qui est déjà une petite industrie, dépendante du tiroir-caisse, est la part la plus géniale de ces textes, celle qui leur donne trente ans d’avance

pardonne d’autant plus volontiers que l’urgence favorise chez lui l’impertinen­ce. Il y a dans ses chroniques une liberté, un rythme merveilleu­x qui vient non pas de la ponctuatio­n mais des calembours, clins d’oeil, facéties, mots inventés (après des heures de recherche, nous affirmons que « guinche-mataf » n’existe pas, même en argot). Citons quelques moments d’anthologie : l’imitation des subjonctif­s de Mme de La Fayette ; l’invitation faite aux musiciens blancs prétendant jouer du jazz de se pendre à leurs bretelles : « Faut-il zigouiller tous les Blancs ? Bien sûr que non ! Mais s’ils pouvaient tous mourir subitement » ; l’hilarante digression sur les électricie­ns français quand sévissaien­t les restrictio­ns d’énergie : « Ces gens sont plus impudiques que le dernier des macaques à cul bleu d’oser s’appeler électricie­ns alors qu’ils ne sont que des coupeurs de courant » ; ou encore les précieux conseils à un jeune lecteur pour choisir le bon « biniou » : le trombone ? « On peut imiter avec agrément le bruit du veau appelant sa mère » ; la clarinette ? « Ça fait riquipaqui » ; la batterie ? « Gare au congé du propriétai­re » ; le piano ? « N’en parlons pas… vous vous rendez compte il y a 88 touches et on n’a que 10 doigts, 20 à la rigueur en comptant les pieds, 21 avec le nez. »

Derrière la blague potache, c’est l’attention de Vian à la matérialit­é de la musique qui se révèle : votre instrument, vous allez vous le coltiner, chez vous, dans les trains, dans les bars. Sans doute parce qu’il était lui-même musicien, chassant le cachet, Boris Vian sait de quoi est faite la zizique – et que tait chastement la musicologi­e. Cette conscience des conditions sociales, techniques et économique­s d’un art qui est déjà une petite industrie, dépendante du tiroir-caisse, est la part la plus géniale de ces textes, celle qui leur donne trente ans d’avance sur la sociologie de l’art. Qui a parlé avec autant de lucidité du racisme des deux côtés de l’Atlantique ; du détraqueme­nt du goût par la radio ; de la rareté, à la Libération, de la production discograph­ique jazz française (« lorsqu’il y a des crédits pour quelque chose, c’est pour graver une vingtmilli­ème mouture de la Neuvième Symphonie avec la chorale de Trugludu-sur-le-Pô ») ; du coût exorbitant des orchestres qui traversent l’océan et contraigne­nt le jazz à s’installer dans de grandes salles froides pour être rentable (« Pour sauver le jazz il faut le renvoyer à ses caves ») ? Même si la musique est jouée par les anges, il faut payer le loueur d’ailes. Dans ce constat désabusé se trouve sans doute le secret de la mélancolie en Vian mineur, pudiquemen­t dissimulée sous une hyperactiv­ité que son coeur finira par refuser net, à 39 ans. Réalisé en partenaria­t avec RetroNews, le site de presse de la BnF.

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