Rions avec les « wokes », par Sylvain Fort
Dans une vidéo estampillée Sciences po, une chercheuse nous explique que la cuisine française est raciste. On pouffe.
C’est l’argument central et bien connu du Nom de la rose, d’Umberto Eco : le rire est une invention du diable. Il faut le proscrire des institutions qui entendent oeuvrer pour le bien. Car le rire démobilise. Il est corrosif. Il sape les fondements de l’esprit de sérieux dont se revêtent tous ceux qui espèrent incarner l’autorité. Il y a bien longtemps que, sous nos latitudes, le rire a cisaillé les totems et les tabous de la politique et de la religion. Certes, sous la pression de nouveaux clercs, nous avons aujourd’hui largement perdu le sens de cette dérision frondeuse. Alors même que la libre-pensée domine la société française, les religions ont retrouvé, notamment chez les jeunes, une sorte d’aura austère qui peut aller, dans les cervelles exaltées ou dérangées, jusqu’au meurtre pour blasphème. La jeune Mila en fait l’amère expérience pour avoir agoni le Prophète.
De l’étonnement à la franche rigolade
Il est dernièrement une foi nouvelle qui est venue s’adjoindre à ces croyances ne souffrant ni la dérision ni la remise en question du dogme. Cette foi, c’est le wokisme. Pour prendre une comparaison avec l’Eglise catholique, on reste stupéfait de la rapidité avec laquelle cette foi est passée des catacombes à l’inquisition. La comparaison s’arrête là, car l’Eglise, tout de même, se signale depuis des siècles par des complexités et des contradictions moins divines qu’humaines. Il n’en est rien avec le wokisme, lequel n’en a jamais fini de sa quête de pureté absolue qui par son excès même porte en elle son contrepoison : le rire.
C’est ainsi qu’avançant désormais démasquée, sûre de son fait, s’attaquant à tous les segments de nos vies, la secte woke martèle des thèses qui ne suscitent plus l’étonnement, une vague perplexité, ou une interrogation de bon aloi, mais une franche rigolade. La vidéo estampillée Sciences po où Mathilde Cohen, chercheuse au CNRS et enseignante à l’université du Connecticut, vient nous expliquer en lisant un prompteur les yeux écarquillés que la cuisine française est raciste a quelque chose d’irrésistible. On pouffe. On attend les numéros suivants sur la fricassée de volaille, la raie au beurre, et, pourquoi pas, sur tant d’autres sujets de société probablement frappés de racisme systémique – la priorité à droite, la migration des cigognes, l’accord du participe passé, le cri du cerf au fond des bois…
Etymologies fantaisistes
Mais le comique ne s’arrête pas là. Il a fallu que l’université Brandeis (Massachusetts) s’avise de fournir un vade-mecum du vocabulaire woke pour qu’un frisson de joie nous parcoure. Nous savons tous que la langue est le premier champ de bataille des croyances et que sa torsion est la première guerre que livrent les fanatiques pour inféoder les esprits. Le vocabulaire tel que l’université Brandeis entend le redresser n’est pas exclusivement académique.
Par exemple, on recommande de bannir le mot « picnic »
(« pique-nique »), parce que ce terme provient de la pratique autrefois répandue consistant à déguster un déjeuner sur l’herbe en assistant à la pendaison de Noirs (« picking a nigger »). Evidemment, voilà qui donne un goût très amer aux sandwichs au concombre. A ceci près que, pour bannir ce terme, on lui a inventé une étymologie absurde, puisque le terme provient du très vieux français, et désigne un repas où l’on partageait « nique »
(« des riens »), attesté dès le xviie siècle. Idem, il faut bannir l’expression « rule of thumb », équivalent anglais du « doigt mouillé » français au prétexte qu’une étymologie – fantaisiste – la rattache au droit qu’aurait eu le mâle britannique de battre sa femme avec un bâton épais comme le pouce. Rien de tel que de faire mentir la langue pour ensuite lui reprocher sa violence et son sexisme.
Un phénomène renversant
Le comble est atteint lorsque cette université considère qu’il faut désormais bannir le terme de « victime ». C’est là que la boucle se boucle. Car considérer quelqu’un comme une victime est « oppressif ». Pourquoi ? Parce que cela revient à attribuer à autrui un statut comportant un jugement de valeur, alors même qu’autrui n’accorde peut-être pas la même valeur à ce statut. C’est pourquoi il faut préférer à « victime » la périphrase « personne qui a été impactée par » ou « personne qui a fait l’expérience de ». Dans une idéologie qui en tout traque l’offense, cette neutralisation du traumatisme est simplement stupéfiante de paradoxe : on n’est plus « victime » de viol, de racisme, de harcèlement, mais « impacté par ». Autrement dit, en cherchant à éliminer toute hiérarchie de valeur dans la désignation d’un trauma, on élimine justement le caractère traumatique de l’expérience. N’est-ce pas renversant ? Le langage part à la chasse à tout ce qui pourrait induire de la part du locuteur une forme de clivage, de différenciation, de subjectivité au profit d’une factualité froide. Ce faisant, qu’élimine-t-on du langage ? Eh bien, non seulement le jugement de valeur, mais aussi l’empathie, la compassion, le lien, la relation, la simple chaleur qu’un mot envoie à un interlocuteur pour signaler que sa souffrance est saisie. Lorsque la volonté de faire le bien élimine ce qu’elle prétend défendre, on peut s’indigner, se préoccuper, entrer en résistance. On peut aussi, plus simplement, éclater de rire.