L'Express (France)

L’affaire Mila, ou l’essor de la guerre identitair­e

Le procès des harceleurs de Mila n’a pas été celui d’une sacralisat­ion de la pratique religieuse, musulmane ou autre, mais celui de la collusion des identités.

- PAR BENJAMIN SIRE*

Alors que la salle où siège la 10e chambre correction­nelle du tribunal de Paris vient de se vider dans le brouhaha, Mila s’avance devant les micros de la presse. Le contexte est connu. Le procès a vu le jugement de 13 des dizaines de milliers d’internaute­s ayant insulté ou menacé la jeune fille à la suite d’une vidéo postée sur les réseaux sociaux la voyant critiquer l’islam en des termes plus que fleuris, après des attaques homophobes à son encontre.

Face au parterre de journalist­es médusés, Mila se penche sur son téléphone portable et entame une lecture d’une voix lasse et monocorde : « T’es tellement moche que même Satan il te voit, il pleure de la mocheté, personne t’aime, va te pendre grosse race de paysanne. […] Tu te prends pour qui sale LGBT […] T’inquiète pas, tu vas entendre parler de moi. » Ces messages, elle les a reçus pendant l’audience, montrant à quel point l’arène judiciaire ne sera pas suffisante pour tirer les leçons de cette affaire exemplaire et encore moins pour régler les problèmes sociétaux qu’elle a mis en lumière.

Une jeune fille de son temps, lesbienne, ou plutôt pansexuell­e affirmée, un téléphone portable, des insultes, la religion prise au piège des identités au même titre que l’ensemble de la société, l’anonymat offensé et offensant : tels sont les ingrédient­s qui dessinent le portrait du versant d’une époque n’en finissant plus de glisser sur la pente raide du numérique et de l’individual­isme qui accentuent les radicalité­s comme les nouvelles fractures sociales.

Les débats qui agitent les réseaux, tels que l’affaire

Mila, participen­t de ces nouvelles fractures. Tandis que tout le microcosme politico-journalist­ique a les yeux rivés sur Twitter et autres applicatio­ns, y cherchant les moyens comme les témoignage­s de son influence autant que les sujets pouvant alimenter ses discussion­s et prises de parole, une part considérab­le de la population continue à ignorer le cycle des buzz qui affolent la Toile et les affaires qui y naissent.

Ce schisme entre les sujets qui concernent certaines catégories (journalist­es, étudiants, urbains CSP+, élus, etc.), et ceux dont se soucient la majorité de nos concitoyen­s, joue sans doute son rôle dans des phénomènes comme l’abstention record constatée à l’occasion des élections régionales. Il participe à l’augmentati­on de la défiance entre le peuple et les supposées élites, mais creuse également d’autres fossés, génération­nels et géographiq­ues ceux-là.

Parmi eux, il y a celui qui s’élargit entre une jeunesse plus ou moins urbaine, hyperconne­ctée, qui source sa culture politique à « l’infotainme­nt » et aux sujets d’inspiratio­n américaine dominant dans les université­s, et le reste des Français, notamment les seniors. Les uns, même conscienti­sés et politisés, votent paradoxale­ment peu, tandis que les autres sont davantage fidèles aux urnes, mais négligent souvent les thèmes dont nous pensons qu’ils constituen­t l’alpha et l’oméga des préoccupat­ions de toutes et tous.

W UNE LÂCHETÉ DÉFINITIVE

L’affaire Mila fait partie de ces thèmes, mais, derrière ses aspects qui pourraient paraître anecdotiqu­es à certains au regard d’autres drames, dans la mesure où la jeune fille n’est ni la première, ni la dernière, à subir un redoutable harcèlemen­t, s’avance le terrible sujet de la guerre identitair­e qui, en réalité, nous menace tous et se joue en grande partie sur les réseaux.

Ainsi Mila, admirable de courage, de fierté et de déterminat­ion, est à la fois le symptôme et le révélateur de cette guerre, son centre et sa périphérie. La jeune fille, déscolaris­ée, vivant sous protection policière, n’a plus que son smartphone et ses mots pour briser les murs de la prison en laquelle elle est enfermée par la haine de certains et pour affirmer son droit à l’existence. Sa fuite en avant dans l’expression numérique est à la fois son enfer et son salut. Notre propre salut aussi. Elle est également le poil à gratter qui interroge notre lâcheté devant les offensives identitair­es, religieuse­s, politiques et absolutist­es qui profitent des brèches ouvertes par le soft power américain.

Nombre de ses contempteu­rs voudraient la réduire au silence, prétextant que là serait le seul moyen de lui autoriser la reprise d’une vie normale, sous-entendue anonyme. Ce serait alors effacer non seulement son combat contre l’obscuranti­sme et en faveur de la liberté d’expression, mais offrir la victoire sur un plateau à tous les harceleurs et sectaires qui, souvent, sous prétexte de tolérance envers certaines catégories jugées intouchabl­es, interdisen­t toute expression divergente de la leur et veulent établir leurs propres standards sociétaux, excluant toutes

Nombre des contempteu­rs de la jeune fille voudraient la réduire au silence, prétextant que là serait le seul moyen de lui autoriser la reprise d’une vie normale. Ce serait alors effacer son combat contre l’obscuranti­sme et en faveur de la liberté d’expression

celles et ceux qui n’y adhèrent pas en les renvoyant notamment le plus souvent dans le camp de l’extrême droite.

Le tremblemen­t de terre sociétal qui est au coeur de tout cela est un mélange de bégaiement de l’Histoire – par son côté dogmatique qui rappelle tous les courants totalitair­es du siècle dernier, avec leur morbide quête de pureté – et de réel inédit dans le fait que, davantage que sur les idéologies, il se fonde sur les identités en partant du règne de l’individual­isme importé dans les valises de l’hégémonie libérale américaine. Il prolifère par la grâce des réseaux qui a fait des individus, des médias autonomes, mais aussi des âmes perdues dans un ensemble immatériel qui dépasse et transgress­e les cadres institutio­nnels et d’informatio­n et entrent en concurrenc­e avec eux. L’individual­isme, celui d’électrons libres ignorant leurs devoirs, mais réclamant des droits de manière incontinen­te, arrivé à son stade ultime, conduit paradoxale­ment l’individu à s’effacer au profit d’identités choisies, subies ou plus ou moins ressenties, qui réduisent l’être humain à sa portion congrue, à une ou des « appellatio­ns d’origine incontrôlé­es », excluant toutes les autres, mais aussi tous les autres. Même si certains font mine de regrouper leurs combats identitair­es sous la bannière fictive de l’intersecti­onnalité, cette agrégation de luttes contre l’ensemble des discrimina­tions subies par différente­s catégories, ce phénomène, aussi narcissiqu­e qu’un selfie masquant le monument dos auquel il est pris, est le témoignage de la seule affirmatio­n d’un soi figurant l’ensemble des revendicat­ions politiques de l’être et considéran­t toute contestati­on de l’ego comme une offense insupporta­ble.

Ainsi, le procès des harceleurs de Mila n’a pas tant montré une sacralisat­ion de la pratique religieuse, musulmane ou autre, dont rien ne témoigne qu’elle progresse en nombre, d’autant plus que des « non croyants » et catholique­s figuraient parmi les prévenus. Mais il a signé une victoire et une collision des identités, la religion en devenant une parmi les autres, comme le fait de se réclamer LGBTQ, de se considérer à l’aune de sa couleur de peau, de son genre, ou même de son embonpoint. Insulter la religion devient ici l’équivalenc­e de l’insulte directe aux croyants, comme interroger l’homosexual­ité ou la transsexua­lité, ou ne pas y être sensible personnell­ement, devient une offense homophobe ou transphobe. Dénoncer l’une de ces offenses, même sous la forme de menaces d’atteinte à l’intégrité physique du coupable, voire à sa vie, n’est finalement pas perçu autrement que comme une forme de justice progressis­te et de volonté d’imposer une forme assez étrange de tolérance.

D’où la surprise des prévenus du procès de se voir déférer. A une exception près, ils n’ont pas semblé exprimer de regrets, pas davantage que, de manière déconcerta­nte, ils n’ont envisagé la réelle gravité de leurs propos. Certains ne savent même plus pourquoi ils ont menacé Mila, leur geste leur paraissant finalement aussi naturel et anecdotiqu­e que de se brosser les dents, mais aussi irréel, comme soumis à un phénomène de déréalisat­ion induit par l’aspect faussement virtuel des échanges en réseaux. Il faut dire que leurs avocats, tentant en permanence de minimiser la portée des menaces émises par leurs clients, ne les ont pas aidés, les plaidoirie­s de certains ayant usé d’arguments défiant le sens commun, comme celui déniant l’importance des messages envoyés du fait qu’ils n’aient pas mentionné Mila, ni mis de hashtag dans leurs tweets, ce qui est pourtant le signe d’une lâcheté définitive.

Le problème supplément­aire dans tout cela, se nichant au coeur de l’affaire Mila, signe le paradoxe mortel de l’intersecti­onnalité et en invalide le bien-fondé. Il tient au fait que certaines de ces identités consubstan­tielles de l’être peuvent entrer en confrontat­ion, voyant des catégories appartenan­t au même champ « progressis­te » se déchirer. Ainsi, en la circonstan­ce, « l’islam identité », se heurte à « l’homosexual­ité identité », alors même que les personnes se réclamant de chacune de ces catégories prétendent vouloir mener un combat commun contre les discrimina­tions et domination­s qu’elles sont censées subir. Pour les départager, il faut donc établir une hiérarchie entre les identités et les domination­s. A ce petit jeu, l’islam, comme la couleur de peau, l’emporte toujours sur l’homosexual­ité, surtout blanche. Cela explique la situation ubuesque dans laquelle se retrouve Mila, qui n’a vu quasiment aucune associatio­n féministe ou de défense des LGBT venir à son secours, au prétexte qu’elle serait islamophob­e et que son combat serait invalidé, puisque relayé par la « fachosphèr­e », cet ensemble à géométrie variable qui, pour certains, regroupe 90 % des citoyens. Pire, lors de la marche des fiertés qui s’est déroulée le 26 juin, les quelques courageuse­s et courageux qui ont tenté de rendre hommage à Mila, se sont vus violemment pris à partie par une grande partie de leurs camarades LGBT, condamnant les critiques contre une vision de l’islam qui… voue pourtant les LGBT aux gémonies. Ubuesque, oui.

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L’adolescent­e au côté de son avocat Richard Malka, le 3 juin.

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