Immigration : quel modèle pour la France du xxie siècle ?
Assimilation ou intégration... Au-delà de la querelle de mots, c’est de l’adhésion des arrivants au modèle républicain qu’il retourne, et de la meilleure façon d’y parvenir.
La place des étrangers n’est plus seulement un sujet de préoccupation à l’extrême droite, mais chez une majorité de Français. Que faire alors pour assurer une meilleure insertion des immigrés légaux ? Prôner la « méthode forte » de l’assimilation ou fuir les débats sémantiques pour se concentrer sur la façon de (res)susciter l’adhésion au modèle républicain ? Le magistrat Raphaël Doan, élu municipal du Pecq (Yvelines) et auteur de l’essai Le Rêve de l’assimilation (Passés/Composés), plaide pour la première option. En excellent connaisseur de la question, Didier Leschi, directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), qui a lui-même publié Ce grand dérangement. L’immigration en face (Gallimard), insiste sur la deuxième approche. L’Express les a fait se confronter.
Intégration, assimilation… Ne s’agit-il que d’une bataille sémantique ou est-ce une conception différente de la place faite aux étrangers dans notre société ?
Didier Leschi Ce qui se joue dans cette confrontation lexicale, c’est le rapport à l’écart culturel entre population émigrée et pays d’accueil. Le mot assimilation tend à faire croire qu’il s’agirait, pour ceux qui arrivent, d’abandonner toute spécificité culturelle. Mais les Alsaciens, les Antillais ou les Corses, qui ont été assimilés par le royaume de France ou la République, ont-ils renoncé à leurs particularités ? Pour moi, ces débats sémantiques sans fin occultent les problèmes du présent. Le premier d’entre eux réside dans ce constat : l’afflux des populations étrangères a longtemps coïncidé avec la courbe de l’activité économique, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le regroupement familial est devenu la première source d’immigration. Or l’intégration dans la société française s’était beaucoup appuyée sur le monde du travail et le mouvement ouvrier.
Raphaël Doan Je pense au contraire qu’il faut distinguer l’assimilation, qui consiste à exiger de l’étranger qu’il se comporte dans la vie quotidienne comme un semblable, de l’intégration, moins exigeante. La première englobe les aspects culturels et le mode de vie. Elle cherche à supprimer des pratiques jugées non conformes à la société d’accueil, comme, aujourd’hui, le port du voile. L’intégration est moins ambitieuse, puisqu’elle a pour objet de permettre à l’étranger de mener sa vie au sein de la société dans des conditions matérielles et sociales satisfaisantes. En échange, il doit simplement respecter la loi.
Raphaël Doan, en quoi l’Empire romain pourrait-il nous servir de modèle pour aujourd’hui ?
R. D. Il fut sans doute le plus spectaculaire phénomène d’assimilation de l’histoire européenne : si les civilisations latines ont tant en commun aujourd’hui, c’est grâce à l’effort de romanisation mené dès l’Antiquité. Le succès de l’Empire romain vient de sa capacité à jouer sur tous les tableaux pour pousser l’étranger à adopter la culture romaine : le droit, l’urbanisme, l’armée, l’état civil, la langue… Plus récemment, la France de la IIIe République a également eu de beaux succès, inspirés explicitement du modèle romain. C’est grâce à lui que les vagues d’immigration du xixe et du début du xxe siècle se sont fondues rapidement dans la société française. Il pourrait encore servir aujourd’hui.
D. L. Débarrassons-nous tout de même de l’idée qu’à une époque tout se serait passé sans problème ! Qu’il y aurait eu en Grèce ancienne une ère d’hospitalité sans limite ou qu’au xixe ou xxe siècle l’intégration allait de soi en France. C’est la thèse de ceux qui portent le slogan « tous ceux qui sont ici sont d’ici ». Lorsque Rome était le phare du monde, elle n’avait pas besoin de cohortes de fonctionnaires pour susciter l’adhésion à son modèle, sa force culturelle et militaire suffisait. Aujourd’hui, les Etats-Unis obtiennent ce type d’adhésion – l’immigrant rêve de devenir américain et de planter un drapeau américain devant sa maison –, mais nous ne sommes pas, chez nous, dans cette situation, tant s’en faut. Notre société, déjà très éclatée, a perdu en capacité d’intégration. Les cadres structurants disparaissent, et adhérer à la République devient aussi problématique pour ceux qui arrivent que pour ceux qui sont déjà ici. L’Eglise catholique, le mouvement ouvrier ou le service national étaient des lieux de mélange et d’intégration ; les Français s’y assimilaient parce qu’ils se regardaient. Cette crise sociale et du travail se retrouve jusque dans les mots. Avec la disparition du « travailleur immigré » au profit du « migrant », c’est toute son utilité sociale qui disparaît.
R. D. Si nous avons perdu cette capacité de séduction et d’évidence qu’avait le modèle français, c’est parce que, à mon sens, nous avons de plus en plus de mal à dire qui nous sommes ou à définir ce qui nous rassemble. Une capacité d’assimilation subsiste néanmoins, car nous continuons de savoir ce que nous ne voulons pas être ou faire, comme pour la défense de l’égalité hommes-femmes. Il s’agit désormais de recommencer à assumer ce choix et de s’en donner les moyens. Le manque de courage des responsables politiques est sur ce point flagrant. Ils refusent de lier les questions d’intégration et d’assimilation aux questions démographiques, de mieux maîtriser les flux migratoires ou d’empêcher la constitution de ghettos sur notre territoire.
Dans une époque où un quart de la population française est immigré ou descendant d’immigré et où l’individu revendique haut et fort son droit à l’identité, prôner l’assimilation plutôt que l’intégration n’est-il pas illusoire ?
R. D. Le discours ambiant est plutôt favorable à la singularité
ou la diversité, en effet, là où l’assimilation poursuit un objectif d’uniformité, le nouvel arrivant devant ressembler au groupe majoritaire. Nous prenons pourtant beaucoup de décisions qui correspondent encore à cette logique, comme la loi de 2004 sur le voile à l’école ou celle de 2010 contre la dissimulation du visage. Présentées à tort comme des lois sur la laïcité ou l’ordre public, ce sont bien des lois d’assimilation, issues d’une réflexion sur notre mode de vie. Malheureusement, tant que notre politique d’assimilation ne dira pas son nom et que nous enverrons aux étrangers le double message « venez comme vous êtes » et « soyez comme les Français », le pacte proposé aura du mal à être séduisant pour les immigrés et leurs descendants. D. L. Le problème est que certains veulent désormais substituer des conflictualités religieuses ou raciales à la classique conflictualité entre le capital et le travail, sur le registre du « pour les musulmans » ou « pour les racisés », en opposition à tous les autres. Ce type de sémantique ne peut qu’engendrer les pires conflits et ne permet pas de construire des causes communes, encore moins une fraternité entre ceux qui accueillent et ceux qui sont accueillis. 63 % des Français trouvent qu’il y a trop d’immigrés en France : comment interprétez-vous ce chiffre ?
D. L. Il existe dans notre pays une angoisse face à certaines immigrations, amplifiée par les attentats atroces qui ne cessent de nous frapper. Ce n’est pas propre à la France, car l’Europe n’est pas une forteresse. Les écarts entre les sociétés d’émigration et d’immigration se durcissent : du Maghreb au sous-continent indien, l’aire arabo-musulmane est dominée par le refus violent des altérités. Nos concitoyens s’interrogent aussi sur la possibilité d’accueillir tous ceux qui veulent nous rejoindre sans que cela ne remette en cause nos acquis sociaux. Considérer ces angoisses avec mépris est le propre de ceux qui ne sont pas confrontés aux problèmes de logement, d’emploi ou ne vivent pas dans des espaces où la proportion d’immigrés bouleverse la vision qu’on a de son pays.
R. D. La difficulté à assimiler les nouveaux arrivants est désormais patente en raison des modes de vie importés par les immigrés et, si ces polémiques existent, c’est bien parce que l’assimilation a échoué. L’intégration des vagues précédentes ne s’était pas faite sans heurts, mais le conflit culturel que nous vivons aujourd’hui est inédit et durable. La moindre proximité culturelle des immigrés du monde arabo-musulman à notre mode de vie européen, le regroupement des communautés dans les mêmes quartiers ainsi que la difficulté croissante, pour l’Etat comme pour la société, d’assumer une exigence d’assimilation, sont les principales explications de ces difficultés.
Dans le paysage politique français, la notion d’assimilation fait-elle consensus ?
R. D. De la droite du PS à l’extrême droite, tout le monde est pour l’assimilation, mais la plupart n’osent pas le dire. Emmanuel Macron a peur du mot parce qu’il est associé à des images négatives comme la colonisation, mais il fait voter une loi contre le séparatisme, donc une loi d’assimilation. Il en résulte un entredeux peu efficace et peu clair.
D. L. Il ne m’appartient pas de juger des programmes politiques. Comme le président de la République, nos concitoyens souhaitent que la présence de ceux qui ont acquis un droit au séjour soit profitable à tous. Les moyens qui sont donnés à l’Ofii pour la mise en oeuvre du contrat d’accueil et d’intégration attestent qu’il s’agit bien d’une priorité de politique publique. La France a pour spécificité une grande ouverture en matière d’accès à la nationalité, qui n’est que peu, voire pas du tout, partagée en Europe. Nous n’avons pas une pratique qui vise à déléguer aux communautés l’accueil des nouveaux arrivants, comme cela peut s’observer en Angleterre. Mais je me garderai bien d’attribuer des bons ou des mauvais points. Tous les pays européens sont aujourd’hui confrontés à ces problèmes d’intégration.
« Nos concitoyens s’interrogent sur la possibilité d’accueillir tous ceux qui veulent nous rejoindre sans que cela ne remette en cause nos acquis sociaux. » Didier Leschi « Le conflit culturel que nous vivons aujourd’hui est inédit et durable. » Raphaël Doan